Les élites n’embrayent plus sur la réalité
Un fossé a donc commencé à séparer les gens au pouvoir, dans chaque pays d’Europe et au sein des instances européennes, de la masse d’une population qui n’avait pas besoin d’avoir fait de grandes études pour comprendre que les élites n’embrayaient plus sur la réalité. Qu’elles semblaient se contenter de subir. Que chaque nouveauté n’était que l’habillage d’un recul. Il n’est donc pas étonnant que les partis qui portaient cette part de rêve de lendemains meilleurs s’en trouvent décrédibilisés. Et que l’espérance européenne se soit, pour certains, transformée en cauchemar. Si rien ne se passe, nous assisterions ainsi à des formes inédites de la dislocation du fruit des efforts de trois générations. Certains peuvent s’en réjouir. D’abord, parmi ceux pour lesquels cet équilibre caractéristique de l’Europe entre marché et solidarité était de toute façon trop pesant. Un handicap pour aller plus loin, plus vite, sans entraves, fut-ce au prix de l’explosion d’inégalités, qui ne seraient que dans la nature des choses.
Mais cette dislocation a aussi ses adeptes parmi ceux, à gauche comme à droite, qui sacralisent la Nation comme la borne indépassable de toute action publique légitime. Ce qu’elle était en effet devenue depuis la fin du XVIIIe siècle et surtout à partir du XIXe siècle. Soit que la Nation soit pour eux l’espace exclusif où la citoyenneté peut s’exercer pleinement, soit qu’elle soit plus simplement le seul rempart d’une identité menacée. L’alliance des deux groupes autour du concept de souveraineté pouvant, bien sûr, se faire le temps de tout casser pour exploser ensuite. Trop tard pour revenir en arrière.
Mesurer l’importance de ce qui est commun aux Européens
La question initiale posée par ce livre prend alors tout son sens. Car y répondre, y trouver une explication mais aussi une solution, une issue, c’est intervenir enfin au cœur de l’engrenage implacable qui s’est mis en place et qui broie les meilleures volontés. C’est le stopper net, réorienter la course, autrement qu’elle n’était peut-être, sans doute ; et aller de l’avant, échapper à la spirale destructrice qui semble tout happer de ce que nous avons mis des décennies à bâtir. Il ne s’agit donc pas ici d’élaborer un programme politique, mais bien, en amont, d’essayer tant qu’il en est encore temps, de comprendre comment chacun de nos pays s’est constitué. De savoir quel est notre imaginaire commun et respectif. Car d’où l’on vient indiquera où l’on va, où l’on peut aller et à quel prix, imposera des corrections qui permettront, non de disparaître, mais justement de continuer notre course parmi les nations.