C’était au mitan des années 90. A quelques minutes d’entrer sur le plateau de la télévision régionale. Alors qu’une maquilleuse me poudrait l’arête du nez pour prévenir quelques reflets disgracieux, j’écoutais, à un fauteuil de là, une voix bien perchée s’entretenir avec le maître des lieux. « Té parlez-moi, plutôt du train des Pignes ! » recommandait l’homme qui allait s’installer dans un débat dont il avait déjà une certaine habitude.
Jean-Claude Gaudin prévenait ainsi, sans avoir l’air d’y toucher, tous ceux qui auraient l’audace de lui rappeler qu’il devait son installation sur le fauteuil de la présidence du conseil régional à une alliance avec le Front National. Elle lui avait valu il est vrai un essaim de mouches au-dessus de la tête dans les dessins que Plantu lui avait consacrés à la Une du monde, et il n’avait pas aimé.
En ces années là déjà, c’est dans le langage et derrière les mots qu’il fallait tenter de déceler des bribes de réel, à défaut de compter sur le « parler vrai », denrée extrêmement rare dans le monde politique. En clair Gaudin en disant « parlez-moi du Train des Pignes » – dont la région assurait l’avenir entre Nice et Dignes – signifiait qu’il était surtout urgent de lui « parler meilleur ».
Le petit Robert avec ses 2880 pages, 60 000 mots, 300 000 sens, 35 000 citations, 75 000 étymologies ne suffiront jamais, malgré le grand mérite qu’a cette petite bible lexicologique, d’avoir introduit trois mots du parler marseillais, pour balayer le champ sémantique dans lequel nos hommes politiques locaux savent noyer le poisson ou le gobi (en occitan) pour parler comme eux.
Quoi de mieux que ces expressions paravents pour se rendre populaire ou comme l’aurait dit l’académicienne Edmonde Charles Roux « faire peuple ». Son époux de ministre en usa malgré sa raideur protestante qui en faisait plus un pince-sans-rire qu’un gouailleur du Vieux Port où il préférait du reste l’ivresse des deux mâts à celle des jeux de boule. Le journaliste Pierre Viansson-Ponté le décrivait ainsi. « C’est un Méridional froid, un homme tranquille qui ne brille pas, mais qui pèse. Il respire l’assurance calme, la solidité de quelqu’un qui a les pieds sur terre comme un paysan cévenol (…). Même ses colères sont glacées ; si son ironie peut être mordante, s’il déteste les gens tristes, il a peu d’humour. »
Les mots pour oublier les maux
Pourtant il sut tirer profit du parler marseillais, alors qu’il traversait dans les années 80 une période compliquée avec les attentats et le grand banditisme. Invité du show télévisé de Patrick Sabatier il expliqua, sourire en coin, ce que désignait l’expression « avoir un tafanari aussi large que la porte d’Aix ». En désignant ainsi une dame aux formes généreuses, Defferre s’échappait du carcan dans lequel son ministère de l’Intérieur l’enserrait pour imposer le « Gastounet » que les Marseillais vénéraient. Les mots pour oublier les maux donc.
Et des mots la ville en regorge à pleine bouche (du Rhône évidemment) à qui sait les percevoir, sans les juger. Qui n’a pas entendu alors que midi sonne au clocher des Accoules et qu’une voiture de police déboule sirène hurlante quai Rive Neuve, la remarque faussement étonnée : « Ah c’est l’heure du jaune pour les condés ! » Qui n’a pas surpris au coin d’une rue un de ces dialogues qui font le sel de la cité bavarde.
Oh tu fais le quéqué, avec ce survêt à 1000 euros Et, non gari, c’est un tombé de camion ! »
Canaille ou pas, on aime ainsi parler de « caillasse » au lieu d’argent, « d’engasse » pour une situation qui a dégénéré, et on n’hésite pas à user à l’occasion de métaphore audacieuse pour évoquer un moment de crise : « il me l’a fait à l’envers ! ».
Certains du coup, dans la gent politique, ont vite renoncé à tenter de se faire un chemin dans ce labyrinthe lexical. On se souvient d’un ancien ministre des affaires étrangères, Jean-Bernard Raimond, qui ne comprenait pas, lors d’une campagne aixoise, pourquoi ses accompagnateurs rebroussaient chemin lorsque l’un d’eux, sortant d’un bar ou d’un commerce, affirmait, « pas la peine, y-a dégun ». Une âme charitable finit par traduire au candidat, agrégé de lettres, le mot « dégun », c’est-à-dire « personne ».
A creuser cette langue parallèle c’est une belle sédimentation qu’on découvre et il faut savoir gré à des chercheurs, comme le maître de conférences Médéric Gasquet-Cyrus, de nous entraîner vers des usages lexicaux qui révèlent des métiers, des milieux, des mondes que l’on finirait par ignorer à force de les côtoyer.
Marcel Pagnol : vingt accents différents à Marseille
Ce patrimoine marseillais, qui figure en bonne place dans Le Robert, est à la fois séduisant mais aussi terriblement exigeant, car il trompe souvent son monde. Lorsqu’une des amies de Nana, la poissonnière récemment disparue, dit à propos d’un journaliste sur l’antenne du Petit journal : « celui-là je vais le fumer », elle exprime sans arme une colère, pas forcément une intention. Quant un Marseillais évoquant une mauvaise action affirme « les autres le font je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas », il n’avance qu’une hypothèse… de travail. Stendhal, l’auteur de Le Rouge et le Noir, s’en offusquait et il avait tort : « Je trouve ces gens du bas peuple marseillais fort grossiers. C’est là l’inconvénient du naturel ! »
Si l’expression langue vivante a un sens, il faut admettre que Marseille y prend plus que sa part. « Gaté » « tarpin » et « tanquer » (1) font une entrée en fanfare dans le dictionnaire le plus populaire du pays et on s’en félicite. Même si on se permettra de sourire, lorsque quelques « blonds » venus du « nord » se réfugier à Endoume ou aux Catalans, les utiliseront sans l’accent. Marcel Pagnol, qui défendait l’idée qu’il y avait vingt accents différents à Marseille, assurait que celui du peuple était plus « large ». En hissant trois nouveaux mots le chercheur Médéric Gasquet-Cyrus nous invite justement à prendre le large.
(1) Gaté : terme d’affection utilisé au masculin ou au féminin. Tarpin : adverbe signifiant beaucoup, « tarpin de monde ». Tanquer : trois sens, planter (un clou), Se tanquer (La voiture dans le fossé), Se tanquer à une terrasse ou se tanquer devant lui…