Le développement technologique territorial date d’un peu plus de 50 ans. Il a beaucoup évolué : parcs technologiques, technopôles, pôles de compétitivité, clusters… Toutes ces structures sont aujourd’hui confrontées à des changements d’échelle et à des besoins croissants de la population. Entre mondialisation et proximité sociale, les nouveaux défis sont nombreux. Jacques Boulesteix (*), scientifique reconnu, astrophysicien, ancien directeur du Lab d’astronomie et créateur du pôle Optitec, s’est aussi engagé dans la sphère politique. Il a notamment milité au sein des Gam, Groupes d’actions métropolitains. Il nous livre une série de chroniques sur l’innovation régionale et ses nouveaux enjeux. Après un premier volet consacré à l’émergences technopôles et un second sur les pôles de compétitivité, aujourd’hui il décrypte la nouvelle donne post-covid.
Depuis 2022, par exemple, les nuages s’amoncellent au-dessus de la Silicon Valley. Les licenciements s’enchaînent : 12 000 chez Alphabet (Google), 11 000 chez Meta (Facebook, Instagram), 10 000 pour Microsoft, 18 000 pour Amazon, 8 000 chez Salesforce, 4 000 chez Cisco, 3 700 à X-Twitter… En mars 2023, la faillite retentissante de la Silicon Valley Bank, un établissement bancaire qui finançait les start-up’s, inquiète les milieux américains de l’innovation. La Silicon Valley est aujourd’hui un peu prise à son propre piège. Attirant par son modèle ouvert l’intelligence mondiale jusqu’en 2020, elle a favorisé l’émergence d’un monde hyperconnecté qui rend moins essentiel la proximité physique de l’échange créatif. Les nouveaux “hubs” se développent à grande vitesse à Bangalore, São Paulo, Tel-Aviv, … “Ensemble, ils redessinent la carte de l’innovation mondiale, en créant une carte plus dispersée, diversifiée et compétitive”, soulignait récemment The Economist.
Le défi des technopôles français est donc double. D’une part résister à ce chamboulement mondial dans lequel l’Europe peine à trouver sa place et qui draine une part croissante d’investissements du capital-risque vers des pays en développement. D’autre part, être capables de générer beaucoup plus d’empois et de richesses à partir des compétences acquises et des échanges mutualisés.
La fuite en avant de l’Etat
Cette tâche sera d’autant moins facile que le ministre Bruno Lemaire a annoncé à plusieurs reprises son souhait de voir l’Etat de se désengager à terme du soutien aux pôles de compétitivité et que le plan France 2030 prévoit un rétrécissement de son action puis que la moitié des aides seraient ciblées sur les seuls acteurs émergents, c’est-à-dire des entreprises jeunes et innovantes. Dans un certain sens, c’est une forme de fuite en avant que le ministre résume par la formule “Détecter et accompagner les champions de demain”. A la fois, c’est un changement par rapport à la politique menée depuis 20 ans qui visait à structurer et favoriser les échanges de compétences existants pour créer de nouvelles activités. Mais, il n’est pas sûr également, que cela permettra d’être plus efficace dans la création d’emplois productifs induits par l’innovation. On rappellera avec un peu d’acidité qu’en France, 14 % des emplois relèvent du secteur industriel contre 24% en Allemagne et que cela se traduit par un gros écart sur les balances commerciale
L’instantanéité planétaire induite par le développement des communications bouleverse la notion de localisation des activités. Un chirurgien peut opérer à distance. Le télétravail (qui va bien au-delà du travail à domicile) réduit l’échange social et favorise la compétition plus que la solidarité au travail. Les flux tendus sont optimisés
L’accès permanent à une information sans limite couplée à l’intelligence artificielle contraint l’invention et la recherche plus qu’elle ne les favorise. Car les moteurs même de la créativité que sont l’échange contradictoire, le hasard, l’analogie ou le simple recul, échappent à ces logiques d’accumulation ou de croisement massifs supposés universels.
L’instantanéité planétaire bouleverse la notion de localisation des activités
Il y a sans doute place à des processus d’innovation plus proches des besoins humains, des habitudes, des contraintes géographiques et des ressources naturelles. Le changement climatique n’est pas perçu de la même manière à Paris, aux Maldives, en Islande ou sur une île grecque.
L’innovation va devoir s’adapter. Si, depuis 150 ans, les inventions ont profondément changé le mode de vie des habitants de la planète., l’innovation a parfois été vécue comme subie. Nous sommes entrés dans une autre ère, celle où nous souhaitons préserver notre mode de vie face aux changements climatiques et sommes en attente d’innovations de rupture en ce sens. Rien n’est gagné. Selon une étude de l’Académie des technologies, 56% des Français se disent inquiets vis-à-vis des nouvelles technologies, en hausse de 18 points par rapport à 2018. En tête des craintes, l’alimentation, l’environnement, l’intelligence artificielle. Or l’essor des pôles de compétitivité est fortement dépendant des politiques publiques qui elles-mêmes sont de plus en plus contraintes par l’opinion publique.
L’opinion publique arbitre…
Ces suspicions à l’égard de l’innovation vont aussi de pair avec la montée de l’obscurantisme. Une étude de l’IFOP de fin 2022 montre un effritement de l’opinion sur les bénéfices du progrès scientifique et technologique. Cette situation renforce les exigences en matière d’éducation, de communication et d’éthique de l’innovation. Le débat public n’est possible que si les citoyens sont informés, sensibilisés, éclairés. Il n’y aura pas d’innovation positive si elle est refusée par la société. Il n’y aura pas non plus d’innovation positive si sa mise en œuvre amplifie les inégalités sociales.
Les pôles de compétitivité (ou les structures qui leur succèderont) doivent donc être beaucoup plus proches de la population, capables de l’impliquer, de l’écouter, de susciter des vocations et des rêves et mener des actions en ce sens. Il convient sans aucun doute de développer réellement l’information scientifique et technologique, de créer des organismes d’évaluation locaux, indépendants et transparents, ouverts aux citoyens, notamment aux jeunes. C’est à ce prix seulement qu’il est possible de transformer l’innovation en réel développement économique, c’est-à-dire en emplois industriels et de service, allant de pair avec une amélioration ambitieuse du bien être individuel et social.
Bref, l’heure est à l’ouverture des pôles…
Jacques Boulesteix
Lire les précédentes chroniques innovation de Jacques Boulesteix:
La région face à la mondialisation et aux nouveaux défis de l’innovation (1/3)
Les pôles de compétitivité à la croisée des chemins (2/3)
(*) Jacques Boulesteix est astrophysicien, ancien directeur de recherches au CNRS. Elu à la mairie de Marseille de 1989 à 1995, il est alors chargé du développement des technopôles et des universités. Président-fondateur de POPsud en 2000 puis d’Optitec en 2006, il créa également le Comité national d’optique et photonique regroupant les pôles régionaux en optique ainsi que les industriels de la filière. A la fin des années 2000, administrateur de la plateforme européenne Photonics 21, il crée le réseau Optique Méditerranéen, ainsi que l’European Network of Optical Clusters (ENOC). Il dirigea de 2010 à 2018 le fond régional d’investissement Paca Investissement, aujourd’hui Région Sud Invest.