Emmanuel Delannoy a inventé le concept de Permaéconomie pour nous inviter à cultiver notre économie, notre terre, notre société comme un jardin agile et luxuriant, équitable et respectueux, libre et complexe. Pour les lecteurs de Gomet’, il trace des pistes de résilience et appelle à valoriser la complexité et la biodiversité. A changer de boussole.
La crise sanitaire a-t-elle mis en lumière des fragilités de nos économies ?
Emmanuel Delannoy : Ce que la crise a révélé, c’est que nos systèmes de production et nos organisations sont, de manière assez paradoxale, vulnérables parce qu’optimisés pour des conditions bien précises. Pour commencer par une métaphore biomimétique (1), elles sont dans la situation d’une espèce qui, particulièrement bien adaptée à son milieu, se trouverait fragilisée lorsque celui-ci est altéré ou modifié. On peut penser à l’ours blanc, mais en ces temps de crise de la biodiversité, les exemples abondent hélas. Pour revenir à notre « appareil productif », nous avons, à force de chasser des coûts supposés « superflus », conçu des systèmes efficaces, spécialisés, centrés sur le « cœur de métier ». Mais ces systèmes, et les processus qui les opèrent, sont à leur maximum d’efficacité tant que les conditions sont stabilisées ou sous contrôle.
Or, dans les années à venir, il faut s’attendre à affronter des conditions de plus en plus incertaines et imprévisibles. Les « KPI » (Key Performance Indicators) qui ont fait le succès du modèle industriel risquent alors de montrer leur limite. À la performance « sous contrôle », spécialisée et centrée sur une recherche d’efficacité maximum vont peut-être succéder des approches plus agiles visant à construire ou consolider la résilience des organisations et des écosystèmes de production.
La crise sanitaire, le choc d’un arrêt volontaire et quasi-total des échanges, donc de l’économie pourra-t-il se réparer ? Vite ? Lentement ? Durablement ?
Emmanuel Delannoy : Jacques Weber, économiste et anthropologue, écrivait déjà, à propos d’une autre crise (celle des subprimes en 2008) : « En ces temps de crises, il serait bien, et urgent, d’adresser un message rappelant que l’activité des entreprises repose davantage sur le vivant que sur la finance et qu’il sera plus difficile de reconstruire la nature que le système financier ». Ma conviction est que nous savons réparer nos systèmes économiques. Ils en ont vu d’autres. Quant à la vitesse, elle est bien sûr une question de point de vue. Quand la Banque de France annonce un retour « à la normale » (c’est-à-dire au niveau de PIB d’avant la crise du Covid-19) pour 2022, c’est une échéance avec laquelle la plupart des grandes entreprises seront capables de composer. Mais cela peut être dramatique pour de nombreuses PME et TPE qui ne pourront évidemment pas tenir jusque-là.
Cela dit, la question n’est pas seulement celle du rebond – nécessaire – de l’économie, ni de son redémarrage. Cette « réparation » de la machine économique n‘est qu’une première étape dans un cheminement qui doit conduire à renforcer sa résilience – c’est-à-dire sa capacité à encaisser les chocs futurs à venir – et surtout à l’adapter à un monde de plus en plus incertain.
L’économie peut et doit aujourd’hui devenir « régénératrice » ou réparatrice
Emmanuel Delannoy
L’économie n’est pas « hors sol ». On l’a vu avec la crise du Covid-19, elle est en prise directe avec les réalités physiques, humaines et écologiques. Elle dépend directement du bon état des écosystèmes. En conséquence, les désordres écologiques à venir, sans même parler du changement climatique, risquent d’avoir un impact encore plus brutal que celui de la dernière pandémie. Dans des travaux publiés en 2016 (2), nous avions, avec des collègues, estimé que la dépendance de l’économie française vis-à-vis de la biodiversité pouvait être évaluée à hauteur de 275 milliards € de chiffre d’affaires, dont 82 milliards € d’exportations, ou encore de 1,5 million d’emplois. Et il ne s’agit là que des secteurs les plus directement exposés ! Au total, ce sont 82% des emplois de notre économie nationale qui seraient potentiellement menacés par une dégradation forte des écosystèmes. On le voit, il ne s’agit donc pas que de réparer l’économie. Il faut aussi réparer les écosystèmes, sans lesquels aucune création de richesse n’est possible.
Le problème restera insoluble tant que nous cloisonnerons, voire opposerons, les sujets. Si nous intégrons biodiversité, changement climatique et économie dans une même vision systémique, chacun, au lieu d’être un problème pour les autres, peut devenir un élément de la solution. L’économie peut, et doit aujourd’hui, devenir « régénératrice », ou réparatrice si vous préférez. Si cette approche peut sembler radicale, une mise en perspective historique démontre que des précédents existent. Nous avons à plusieurs reprises, par le passé, misé sur l’économie pour accroître le développement humain, et sur l’intensification des échanges commerciaux internationaux pour prévenir les conflits armés. Il ne s’agit pas « d’instrumentaliser » l’économie, mais simplement de l’approcher de façon plus large en cherchant à mieux comprendre ses interactions avec les sociétés humaines et la biosphère.