La diplomation : une protection ?
Le quasi-monopole de l’institution universitaire sur la transmission de la connaissance avancée et spécialisée aux jeunes générations encore inactives s’exerce au travers des diplômes qu’elle distribue. Cependant le diplôme n’a qu’une importance secondaire par les connaissances qui y sont attachées. Son rôle central est de mitiger les effets d’un déséquilibre d’information entre la personne qui vient proposer ses compétences dans la vie économique et sociale et celle qui les sollicite. La première sait sa propre histoire et son expérience alors que la seconde ne dispose que de quelques éléments dans un curriculum vitæ. Les économistes appellent ce déséquilibre « asymétrie d’information ». Celle-ci est au cœur de la recherche en économie depuis cinquante ans (Jean Tirole, « Nobel » français dans la discipline en est l’un des meilleurs connaisseurs). Le rôle des diplômes a donné lieu à des centaines de publications. Elles partent de l’idée que le diplôme est simplement un « signal » porteur d’une partie de l’information nécessaire pour sécuriser une embauche. Lorsqu’on recrute un polytechnicien ou un docteur en biochimie pour diriger un service ou mener des projets d’équipe, on s’intéresse peu à la liste des cours qu’il a suivis ou au contenu de sa thèse, souvent déjà dépassée. L’organisation qui l’accueille parie sur un ensemble de capacités : la présomption de certaines connaissances certes, mais aussi un capital social et relationnel prédisposant à certains comportements attendus, une expérience, une disposition à l’effort, et une capacité à continuer d’apprendre et de produire des idées, qualités imparfaitement reflétées dans le diplôme.
Par ailleurs les entreprises du XXIe siècle, quel que soit leur secteur, élaborent elles-mêmes des connaissances complexes et très spécialisées avec autant de zèle que les laboratoires du CNRS et de l’université (2). Elles ont un besoin incontournable de valoriser ses connaissances, de continuellement les faire évoluer et de les transmettre à ceux qui prendront le relais dans l’organisation. Elles doivent donc former de l’intérieur : devenir ingénieur en intelligence artificielle pour travailler à la disparition du conducteur de l’automobile ou du pilote de l’avion, exige de nombreuses heures de stage et de formation à l’intérieur même de l’entreprise ou chez ses partenaires. La durée de cette formation excède souvent celle d’un master. Ce qu’attend l’entreprise en embauchant une diplômée est l’assurance d’une capacité à apprendre efficacement et le diplôme n’est qu’une sorte d’assurance complémentaire. Ceci vaut autant dans l’industrie que dans les services.
L’importance du diplôme, dominant pour le recrutement public, perd de sa force dans les entreprises et les associations
La faculté de délivrer des diplômes demeure pour le moment l’avantage concurrentiel principal de l’université. Mais il y a d’autres moyens en vigueur ou en gestation pour réduire « l’asymétrie d’information » dans un monde où l’information et le savoir circulent de façon extrêmement fluide. On sait que d’ores et déjà des moteurs de recherche puissants sur les réseaux sociaux balayent des millions de CV, des récits d’expériences, et des listes de relations et d’amis pour identifier des profils intéressants. L’importance du diplôme, toujours dominant pour le recrutement public, perd ainsi de sa force dans les entreprises privées et les associations. Dans certaines fonctions, une banque internationale préférera de plus en plus embaucher un « licencié » en économie pour le former en interne puis alternativement en externe, selon son besoin de compétence, à distance ou en présentiel, avec un programme aussi dense que celui d’un master en finance de faculté de d’économie et de gestion. Ceci explique à l’IAE d’Aix et dans la plupart des écoles de management, le succès de la formule « apprentissage » qui permet de retenir une demande d’étudiants nationaux et locaux cherchant simultanément le diplôme et la première expérience.
Cette demande de formation hors des universités dépend de l’état du lien de celles-ci avec les métiers nouveaux et les secteurs en croissance dans la société. Or, traditionnellement les universités, qui disposent de ressources en professeurs et équipements figées pour de longues périodes, ont tendance à piloter cette inertie en pratiquant une « politique de l’offre » plutôt qu’une politique de flexibilité adaptée à une demande fort évolutive dans certains secteurs. Cependant les étudiants sont autant préoccupés par l’emploi à la sortie que par le prestige du diplôme. D’autres instituions pourraient venir combler cet écart en exploitant les ressources des télécommunications si l’université tardait à le faire.
Cet écart entre offre et demande explique une tendance de plus en plus répandue des entreprises à créer leur propre centre d’enseignement, centré sur leurs propres métiers dans un domaine donné, formant des étudiants directement valorisables sur le marché ciblé.
Une concurrence qui se profile
Si le besoin de formation spécialisée et de haut niveau est aussi central partout dans cette « société de la connaissance » que décrivent d’innombrables publications depuis trois décennies, comment douter que d’autres institutions s’y intéressent aussi et cherchent à concurrencer les universités sur leur terrain ?
Considérons simplement la question sous l’angle économique : l’État français débourse annuellement environ 10 000 euros pour assurer la formation d’un étudiant. Si l’on tient ce chiffre pour une norme approximative, le flux mondial annuel de dépenses en 2050 consacrées à la formation de 300 millions étudiants représenterait une somme de l’ordre de 3 000 milliards d’euros (en euros constants). Si par ailleurs, il faut former ensuite aussi ces populations, au moins dans les premières années de leur carrière, on peut facilement doubler voire tripler ce chiffre ! Un marché annuel de plusieurs milliers de milliards d’euros peut-il être ignoré, lorsqu’on le compare aux 500 milliards de la valeur des smartphones vendus dans le monde ? À l’heure des GAFAS, si l’université demeure attachée à son esprit de clocher, quel géant dans l’ombre se prépare à prendre des parts de ce marché avec des méthodes différentes exploitant la puissance des télécommunications et l’intelligence artificielle en cours de développement rapide ?
De plus, s’il faut former continûment dans le monde des centaines de millions d’adultes actifs pour leur permettre de progresser dans leurs rôles professionnel et social, peut-on compter sur les universités locales pour y tenir un rôle dominant ? De la même façon l’on a opposé la formule la formule « click » à la formule « brick » dans le secteur bancaire tiraillé entre le client qui veut faire ses opérations sur sa tablette et celui qui veut aller au guichet, voir le conseiller, verra-t-on fleurir des campus virtuels « click » si les universités se cantonnent dans les campus « brick ».