Pourquoi la diversification tant annoncée n’arrive-t-elle jamais ?
Raouf Boucekkine : Vous remarquerez qu’une bonne partie des mesures prises visent uniquement à ralentir le rythme d’érosion des réserves de changes : autour de 65 Mlds de $ actuellement contre le triple avant le contre-choc pétrolier de 2014. C’est à vrai dire la seule priorité tangible chez les gouvernants algériens. La diversification est décrétée tous les mois en Algérie, c’est rentré dans la liste des incantations sans lendemain. Je suis très bien placé pour le savoir, puisque j’ai été l’un des membres de la Task Force que le gouvernement algérien a mobilisée en 2015 pour faire face au contre-choc pétrolier persistant de juin 2014.
Une partie du plan de réformes que nous avons proposé pour briser la dépendance aux hydrocarbures a bien été adoptée, en juillet 2016, en conseil des ministres, sous la présidence de Bouteflika, fait rarissime. Mais il a été détricoté une année plus tard avec la crise grave des liquidités amorcée en janvier 2017. Bien sûr, la diversification se construit dans le temps avec un séquençage optimal de réformes structurelles. Par exemple, il ne peut pas y avoir de diversification si un secteur privé dynamique ne prend pas racine dans l’écosystème algérien ; or pour que ce soit possible, il faudrait avoir au préalable, et avant même toute considération sur les filières de diversification optimales, un dispositif de financement de l’investissement privé, bancaire et non-bancaire, performant. Or la réforme bancaire attend en Algérie depuis fort longtemps pour des raisons qui tiennent strictement à l’économie politique du pays.
Quelles sorties peut-on envisager à la crise actuelle ?
J’ai longtemps cru que la porte de sortie de crise pouvait s’ouvrir de l’intérieur, … je fais le constat amer aujourd’hui que je me suis lamentablement trompé.
Raouf Boucekkine
Raouf Boucekkine : À force de retarder la modernisation économique et institutionnelle du pays, le système qui gouverne encore le pays ne peut malheureusement redresser la situation. Nous sommes vraiment au bord du gouffre. J’ai longtemps cru que la porte de sortie de crise pouvait s’ouvrir de l’intérieur, et que c’était la meilleure façon pour assurer une transition pacifique vers un régime politico-économique moderne, mais je fais le constat amer aujourd’hui que je me suis lamentablement trompé. Ce n’est vraiment pas une question de personnes : le président Tebboune et son premier ministre Djerad ont toute l’apparence de responsables politiques honnêtes et dévoués. Mais ils en sont encore à faire comme si rien de grave ne se passait : parler de développer le numérique ou les énergies renouvelables alors que la crise est si profonde et l’explosion si imminente, dénote une rigidité systémique carabinée.
La crise économique est insondable : elle ne se réglera pas par une baisse du taux de réserves obligatoires pour augmenter la liquidité bancaire, ni même par la planche à billets, que j’ai en son temps prescrite à petite dose au regard du faible taux d’endettement interne (aujourd’hui supérieur à 50 %). La dévaluation du Dinar devrait être prononcée séance tenante. Elle ne réglera pas les problèmes structurels multiples du pays, mais elle signalera la fin d’un système de gestion politique de l’économie qui a été outrageusement favorable aux importateurs, tout en masquant la terrible indigence de la production nationale.
Il faudrait surtout repenser le modèle socio-économique algérien, à commencer par la formation des salaires et le système de retraite
Raouf Boucekkine
Il faudrait surtout repenser le modèle socio-économique algérien, à commencer par la formation des salaires et le système de retraite. Bien sûr, le pays sort (forcé par le coronavirus) d’une année de Hirak et les circonstances qui ont entouré l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 n’ont pas permis de dégager une légitimité de l’action publique. Sans cette légitimité, il est très difficile pour le pouvoir actuel de renégocier le contrat social. Indépendamment du dénouement de la double crise sanitaire et pétrolière, il est essentiel qu’il abatte de nouvelles cartes sur le terrain de la légitimité. Je doute que la réforme constitutionnelle en préparation soit une carte maîtresse à cet égard.
Repère :
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Chaque année, l’Institut accueille une trentaine d’artistes et de scientifiques de toutes les disciplines (résidents), sélectionnés à l’issue d’une procédure d’évaluation aux normes internationales les plus strictes, avec présélection des dossiers et évaluateurs externes. L’IMéRA promeut les approches interdisciplinaires expérimentales innovantes dans tous les domaines du savoir.