Par Hervé Nedelec
Ce dimanche la France des urnes décidera de quelle couleur se drapera lundi la Ve République. Les politiques feront le bilan de leur campagne, les citoyens mesureront l’impact de leur choix, les experts examineront l’état de santé de la démocratie. Il y a fort à parier que personne n’épargnera dans ces analyses la presse, les journalistes étant d’ores et déjà stipendiés dans bien des camps avec une constante : ne pouvant pas expliquer la fièvre qui a affaibli notre pays, il est plus aisé de s’en prendre au thermomètre qui la mesure et la commente.
Ceux qui pratiquent cette profession d’informer savent pourtant depuis belle lurette qu’elle n’est pas sans risque. Le premier est celui d’être incompris voire méprisé. Le deuxième est d’être accusé d’être le propagandiste du camp vainqueur. Le troisième est le soupçon de subjectivité… la liste est non exhaustive. Passons donc notre chemin et faisons comme Albert Londres, prétendons que la seule ligne qui nous intéresse est celle des chemins de fer (avec les avions aujourd’hui) qui nous permettent d’aller sillonner le monde pour aller voir de près comment il va. Même si cette mythologie ne suffit pas à défendre un des fondements de la démocratie, la libre expression.
Osons donc un examen critique de l’état des forces de la presse aujourd’hui. D’abord la presse écrite. Elle a entamé au tournant des années 2000 sa lente agonie, mais elle était malade depuis longtemps. Pour plusieurs raisons. L’émergence d’une télévision plurielle, après l’ORTF cette « voix de la France » chère aux Gaullistes, qui a pris d’assaut comme le disait Patrick Le Lay un des piliers de TF1 « la part de cerveau disponible ». Les radios, libres depuis 1981, avaient également réclamé et obtenu ces audiences que captaient par une rente de situation confortable les grands titres nationaux et régionaux. On se souvient encore comme un exploit du 1,2 million d’acheteurs atteint par Ouest France au lendemain du 10 mai et de l’accession au pouvoir de François Mitterrand. On a vite oublié qu’à l’époque des quotidiens succombaient déjà dans l’indifférence générale (France-Soir, l’Aurore, Le Matin…). Comme on ne se préoccupe pas aujourd’hui de constater que les kiosques disparaissent au profit de marchands de téléphones portables.
L’information en continu allait imposer son rythme et son injonction
Ces années-là allaient être marquées par deux phénomènes concomitants. L’information en continu allait imposer son rythme et l’injonction, pour ceux qui étaient entraînés dans ce maelström, de répondre dans l’urgence; l’apparition dans la sphère politique des communicants habilleurs en chef de ceux qui se soumettaient à l’exercice des médias. Il faudrait faire promptement, simplement, caricaturalement. La métonymie (la partie fait le tout) serait désormais reine jusqu’au dernier avatar de ces dernières années la « punch line » importée d’outre-Atlantique pour faire du pire le meilleur.
La semaine que nous venons de vivre est le meilleur exemple de cette mutation mortifère. On a vu des interviewers s’agacer de la complexité des réponses ou des nuances revendiquées par ceux qu’ils mettaient sur le grill. On a entendu des leaders politiques répéter à l’envi des éléments de langage concoctés et testés dans les arrières cours où l’expression d’un contenu est prioritaire. On a été emporté par la dramaturgie de la politique spectacle dont Pierre Bourdieu a identifié en son temps les périls. Comme le dit une chaîne : « priorité au direct ». La réflexion attendra.
Dans ce marasme s’imposent depuis bientôt trente ans une autre pratique informationnelle. Là encore importée des USA. On parle ici de l’infotainment, cet espace mal délimité où se mêle information et divertissement. On pense bien sûr à « Touche pas à mon poste », à « C’est à vous », ou encore au « Petit journal » … certes comparaison n’est pas raison et on peut faire la différence qualitative entre les uns et les autres. Mais force est de constater que, concurrence sauvage oblige, la part de vérité ne vaut pas, dans ces espaces, la part de marché. L’Arcom l’organisme censé fixer des règles déontologiques a beau sanctionner l’outrance, la provocation, l’insulte, ces canaux diffusent l’information, la martyrisent, la tordent, la réduisent sans le moindre souci du respect que recommande la charte des journalistes vieille centenaire vouée aux oubliettes.
Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde : « le journalisme c’est le contact et la distance »
On n’oubliera pas dans ce tableau apocalyptique l’influence des réseaux sociaux. C’est le sémiologue, Umberto Eco (auteur d’Au nom de la rose), qui a le mieux défini la béance dans laquelle ils avaient entraînés l’information : « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. ». Des rappeurs aux influenceurs, ce sont des millions d’utilisateurs qui sont ainsi touchés par les paroles nauséabondes (ou pas) diffusées sur les « réseaux » marquant plus que tous les discours des meetings politiques en voie d’extinction.
Face à cette déferlante industrielle, les journalistes défendent par leur artisanat ce qui peut encore l’être. La pente est rude. Hubert Beuve-Méry, fondateur du Monde disait « le journalisme c’est le contact et la distance ». En ces temps troublés, cela tient de l’exploit.
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