Chez les frères Nasser, le cinéma est une affaire de famille. Fraîchement récompensé par le “Prix de mise en scène – Un certain regard”, au Festival de Cannes cette année, le cinéaste palestinien Arab Nasser est venu jeudi 19 juin, accompagné de son frère cadet Amer Nasser, co-scénariste du film, présenter au cinéma les Variétés son troisième long-métrage Once upon a time in Gaza, co-réalisé avec son frère jumeau Tarzan Nasser. Le film est sorti dans les salles mercredi 25 juin.
Quatre ans après, Gaza, mon amour, une comédie romantique qui retraçait la rencontre d’un couple de sexagénaires, les frères Nasser continuent de dépeindre le quotidien des Gazaouis, cette fois dans le registre du thriller, teinté d’humour noir, tout en lorgnant du côté western spaghetti.
L’action se déroule à Gaza en 2007, sous l’autorité du Hamas. Deux hommes, Osama, un dealer bourru et Yahia, un étudiant rêveur montent un trafic de drogue caché dans leur modeste échoppe de falafel. Mais ils croisent le chemin d‘Abu, un flic corrompu, venu contrarier leur plan. Débute alors une véritable chasse à l’homme. Deux ans plus tard, on retrouve Yahya, embarqué malgré lui dans un film de propagande rocambolesque pour jouer le rôle d’un combattant martyr. Repéré par le policier véreux, la traque continue. Yahya réussira-t-il à se sortir de ce cercle infernal ?
Porté par un trio d’acteurs formidables, Nader Abd Alhay (Yahya), Ramzi Maqdisi (Abu Sami) et Madj Eid (Osama), dans une mise en scène au cordeau, le nouvel opus des frères Nasser, tourné en Jordanie, nous tient en haleine tout au long du récit avec un condensé de suspense et d’humour noir décapant.
Exilé en France depuis 2012, installé à Marseille depuis quatre ans, Arab Nasser nous a accordé un long entretien avec beaucoup de générosité, au côté de son frère Amer qui vit toujours à Gaza. Le cinéaste nous parle de ses sources d’inspiration, de son regard sur la guerre et de son amour inconditionnel pour Gaza. (entretien exclusif pour Gomet’).
À quel moment avez-vous commencé l’écriture du film ?
Arab Nasser : En 2015, en même temps que “Gaza mon Amour”. On cherchait un sujet original sur Gaza, et on a eu l’idée de faire un western gazaoui, genre western spaghetti comme Sergio Leone. Il faut dire qu’on a une relation spéciale avec ce genre de films. C’étaient les premiers films que l’on voyait enfants. On aimait beaucoup les costumes que portaient les personnages, d’ailleurs on regardait ces films uniquement pour les costumes ! Notre entrée dans le cinéma, s’est faite par la mode ! (dit-il en riant)
Un western version “falafel” qui croise le thriller, le film d’action, parfois même la comédie, qu’en pensez-vous ?
Arab Nasser : C’est un western à 100%. Ma mère qui vit toujours à Gaza, m’a demandé un jour de lui envoyer le film. Elle l’a montré à toute la famille et elle a vidé toute la batterie. (dit-il en riant). C’est une bonne mère, c’est une femme très simple. Elle m’a dit : “Comment avez-vous réussi à n’oublier aucun détail de Gaza“, parce qu’elle a trouvé que le film reflétait 100% Gaza. L’ambiance, le caractère, les attaques de drones, le bombardement. Tout cela provoque beaucoup d’émotions différentes chez les gens : le drame, la bienveillance, la tristesse, l’humour. C’est pour cela qu’ il y a différents genres dans le film.
Pour quelles raisons avez-vous choisi de situer le film entre 2007 et 2009 ?
Arab Nasser : 2007, c’est l’année où Israël a décidé officiellement de poser l’embargo sur Gaza. Ensuite, ils ont commencé à construire la “barrière intelligente” autour de Gaza. Ils ont mis deux millions de Gazaouis dans la grande, petite prison de Gaza. Depuis, on a eu sept guerres et maintenant le génocide. Le début du film existait bien avant cette guerre. Mais le génocide est une chose impossible à raconter, on n’arriverait pas à le décrire. Aussi, on a choisi cette période parce qu’on pouvait encore parler de la Palestine et de Gaza.
Vous avez écrit le scénario à trois avec Tarzan, votre frère jumeau, et Amer. Comment vous êtes-vous réparti le travail ?
Arab Nasser : D’abord Tarzan et moi. Quand je dis moi, cela veut dire tous les deux qui ne faisons qu’un, et avec Amer, qui était à Gaza. La plupart du temps on a discuté par Skype. On corrigeait, on relisait, on se chamaillait, et puis on se mettait d’accord à la fin.
Amer Nasser : D’abord, il faut dire que je vis toujours à Gaza, alors qu’ Arab et Tarzan vivent en France depuis 2012. On a vécu ensemble et on a partagé la même histoire jusque-là. Parfois leurs idées étaient anciennes. Le fait que je sois à Gaza nous a permis d’actualiser le scénario, et de remettre à jour les expressions, les blagues typiques des Gazaouis.
Arab Nasser : Parfois, Tarzan et moi pensons avec beaucoup d’émotions alors qu’Amer pense avec beaucoup de raison.
Alors qu’on pourrait penser le contraire, puisqu’Amer vit la réalité de la guerre
Amer Nasser : Tarzan et Arab sont loin de la scène réelle, mais la distance ne nous sépare pas pour autant. Dans leur tête, ils sont toujours à Gaza. Lorsqu’ils ont commencé à écrire ensemble, Tarzan et Arab se sont rendus compte qu’ils avaient conservé une mémoire de Gaza qui englobait tous les lieux, les gens, l’atmosphère. Tous les deux, ont une image globale de la situation qui amène à une vision cinématographique, de mon côté j’apporte les détails. Les deux équipes sont complémentaires, l’une en Palestine et l’autre en France.
Ce qui est intéressant dans le film, c’est que vous réussissez à parler de la tragédie palestinienne non pas de façon frontale, même si vous montrez en arrière-plan la réalité de la guerre, mais de façon plus complexe, qu’en pensez-vous ?
Arab Nasser : On a fait ce film par amour de Gaza, mais pas seulement par amour. En même temps, on n’a pas fait d’école de cinéma, on a appris à faire du cinéma à travers notre propre expérience. Ce n’est pas un film académique, c’est un film de feeling (ressenti). Ensuite, on ne voulait pas victimiser les Gazaouis, parce qu’on a l’impression que ce qu’on attend d’un réalisateur palestinien, c’est de montrer les Palestiniens comme des victimes, or nous, nous voulons que les Palestiniens soient considérés comme des Palestiniens, comme des êtres humains. Lorsqu’on est parti de Gaza, on est parti avec une bombe de souvenirs : des souvenirs des gens, des souvenirs de lieux et lorsqu’on a commencé à faire du cinéma, on a essayé de reproduire cette banque de souvenirs. C’est cela notre désir. Je ne suis pas un politicien, même si la politique est partout même dans les gestes artistiques.
Je vais vous raconter quelque chose : on a terminé le scénario le 6 octobre 2023 à 2h50, et on a décidé de faire une petite fête, car on était très contents de partager ce bonheur avec les amis. On a passé la nuit à parler de l’absurdité de la situation, de la misère et de la souffrance des gens à Gaza. Malgré cela on a continué à plaisanter, cela fait partie de l’humour palestinien, l’auto-dérision. Personne ne pouvait imaginer à ce moment-là ce qui allait se passer. Quand la guerre a commencé le 7 octobre 2023, on était paralysés par cette tragédie qui se déroulait sous les yeux du monde entier. On a repris le film cinq mois après, sans rien changer au scénario, excepté le discours de Trump (ajouté au générique n.d.r.l) parce que les gens doivent comprendre à travers le film que les racines de cette tragédie ne datent pas du 7 octobre 2023. Il montre les raisons pour lesquelles cette tragédie s’est produite. C’est un film sur les Gazaouis, sur des êtres humains.
Pour en revenir au film, pouvez vous nous parler de ce trio d’acteurs excellents ?
Arab Nasser : Nader Abd Alhay est syrien, il nous a été présenté par une amie artiste syrienne. Au départ, on était réticent à l’idée, car les Syriens ont un accent très différent des Gazaouis. Mais quand on l’a rencontré, son énergie et sa personnalité correspondaient exactement au Yahya que l’on avait imaginé. Madj Eid avait tourné un petit rôle avec nous, dans Gaza mon amour (puis dans Les Nuits de Mashhad n.d.l.r). Quand il a commencé à parler, j’ai entendu la voix rauque du personnage d’Osama. Quant à Ramzi Maqdisi (acteur confirmé vu notamment dans Le Traducteur), qui interprète Abu Sami, on l’a rencontré à Paris, chez un ami en 2017 et on a senti qu’il y avait quelque chose de spécial dans son regard.
Vous maniez l’humour noir avec panache
Arab Nasser : Ça c’est Gaza, il n’y a pas d’autre choix. De temps en temps, j’appelle ma famille ou des amis, pour prendre des nouvelles, car je suis inquiet par ce que j’entends à la télévision. Tout le monde me fait rire malgré le fait qu’ils soient dans la souffrance depuis des années. L’humour, c’est ce qui fait leur force, c’est leur façon de survivre.
Pour conclure, vous êtes installés à Marseille depuis 2021, aimeriez-vous y réaliser un film ?
Arab Nasser : Bien sûr, j’adore Marseille ! J’ai toujours eu envie de tourner à Marseille. Mais j’ai encore beaucoup trop d’histoires à raconter sur Gaza.
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(*) Cet entretien a été mené en trois langues : français, anglais et arabe. Nous avons essayé de retranscrire au mieux les propos de chacun. À cet égard, nous tenons à remercier Arab Nasser qui a tenu à s’exprimer en grande partie en français, ainsi que Mohammad Hassouna, qui a assuré la traduction en arabe et en français.