Luc Long, conservateur en chef du patrimoine et membre de l’Académie des sciences, lettres et arts de Marseille est devenu célèbre grâce à César. C’est lui, avec son équipe, qui a découvert le buste impressionnant de l’empereur dans les eaux boueuses du Rhône, qui en a raconté le cheminement et qui par ses fouilles a révélé un pan d’histoire de l’Arles antique. C’est l’une des pièces maîtresses du Musée départemental Arles Antique. Mais ses travaux, anciens et récents, ont mis à jour en Camargue un grand port fantôme, méconnu, relais de Rome vers l’Europe, au large des Saintes-Maries-de-la-Mer. Il vient de publier un ouvrage qui fera référence sur l’histoire de cette Camargue maritime aux éditions Georges Naef et exposera une part de ses découvertes au musée des Saintes qui devrait ouvrir ses portes cet été. Entretien avec un passionné.
Comment êtes-vous passé de la célébrité avec les fouilles d’Arles et la fameuse découverte du César, au plongeon dans l’univers maritime, en Camargue ?
Luc Long : En réalité avant même de travailler dans le Rhône à Arles, j’avais déjà entrepris depuis longtemps des fouilles au large des Saintes-Maries-de-la-Mer dans le cadre de mes fonctions d’archéologue sous-marin et de conservateur en chef du patrimoine au Drassm, le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines. J’intervenais sur plusieurs régions en France jusqu’en Bretagne, mais principalement en Méditerranée, je dressais des cartes archéologiques des épaves et j’avais entrepris, dès les années quatre-vingt, de recenser les épaves au large de la Camargue, c’était à l’époque des vaisseaux hollandais du XVII siècle, les épaves antiques sont arrivées bien plus tard. Je menais de front un programme de recherche, à partir des années 2000, sur le port fluvial antique d’Arles et sur son avant-port maritime. Quand j’ai découvert le portrait de César dans le Rhône, ça faisait déjà pas mal d’années que l’on fouillait, en même temps, si j’ose dire, cette vallée de la mer.
La carte actuelle de la Camargue est très différente du delta rhodanien à l’époque romaine. Comment un trafic nautique peut-il vivre dans cet espace ?
Luc Long : À l’époque, il y a trois bras du Rhône, trois grands flux dont l’un débouche vers Aigues mortes. C’est ce que les anciens appellent la branche espagnole, l’autre va vers l’est, vers Fos sur mer et sera plus tard canalisé par les Romains. Le Rhône descend d’Arles et se divise en trois au niveau de Mas-Thibert. On trouve des installations romaines des deux côtés : des tavernes, des bassins de salaisons, des auberges, des sépultures.
Le Rhône dit de Saint-Ferréol est une branche canalisée à l’époque romaine pour le commerce, ce n’est pas la plus grande, mais c’est la plus pratique pour faire descendre et remonter les bateaux.
Camargue maritime : Les Saintes-Maries-de-la-Mer sont le sas qui permet d’accéder à une autoroute de la navigation
Luc Long
Elle débouche à l’est des Saintes-Maries-de-la-Mer. Le fleuve était drainé, c’était un ascenseur par lequel vont passer énormément de bateaux, c’est le sas qui permet d’accéder à une autoroute de la navigation : l’axe Rhône Saône. Pas simplement pour décharger des marchandises et des denrées à travers la Gaule, mais aussi pour ravitailler les armées de l’Empire. Pendant tout le premier siècle, il y a, en Germanie et tout le long du Rhin, des centaines de milliers de militaires, mais aussi des commerçants qui suivent les armées. Les Saintes Marie sont un port qui assure la logistique d’une l’armée de combat, d’occupation et de surveillance sur une immense ligne Maginot le long du Rhin face à la Germanie.
Sur le « Rhône Saint-Ferréol » de cette Camargue maritime se développe une activité portuaire : comment s’organise cette « intermodalité maritime fluvial » ?
Luc Long : Les gros bateaux restent en dehors du lobe semi-circulaire constitué de sédiments. Ils auraient du mal à remonter complètement le Rhône à cause de la barre alluviale au contact entre le Rhône et la mer à l’intérieur du delta : en été il n’y a que 1,30 m de profondeur. Un gros vaisseau romain a 3 m de tirant d’eau.
Les gros vaisseaux de mer sont stationnés dans le « port » et ils sont déchargés sur des bateaux fluviomaritimes. Ils sont construits comme des bateaux de mer avec le même système architectural de tenons et mortaises, mais ils n’ont pratiquement pas de quilles et ont un fond plat. Des bateaux typiquement fluviaux font aussi le trajet, ce sont des chalands qui ne vont jamais se risquer en mer qui font du trafic qu’entre Arles, par exemple, et Lyon.
Un bateau peut remonter à la voile, mais il doit être hélé, il faut un système de halage avec des chemins de halage.
Ces trois types de navigation, cette diversité prouvent tout l’intérêt que les commerçants, les corporations, les marins trouvent à cet espace nautique, une activité intense qui va enrichir la ville d’Arles grâce aux droits portuaires et aux taxes.
Il y a donc en Camargue une rupture de charge et transfert d’un mode de navigation, mais est-ce qu’il y une agglomération, un port ?
Luc Long : Le souci est que les habitations en espaces lagunaires sont en torchis, en paille, en chaume, un peu comme les cabanes de gardian. Nous n’en avons plus de traces à ce jour.
En Camargue, le trafic à cette époque-là est un trafic d’alimentation des troupes romaines vers l’Europe du Nord…
Luc Long : Dans les fouilles nous avons retrouvé des bateaux qui descendent, mais la grande majorité sont des bateaux qui s’apprêtaient à remonter le Rhône ou à être déchargés ou à faire remonter le Rhône à leur chargement. Le paradoxe est que l’on n’a conservé que les épaves chargées de matières qui ont su résister au temps. Cette zone a beaucoup souffert, la mer a progressivement a repris ses droits : ça a été excessivement abrasif, dans les années quatre-vingt il y a eu énormément de passages de chaluts. Les épaves les plus fragiles ont disparu, des centaines d’épaves se sont disloquées, une fois le bois du bateau gorgé d’eau, il est déstructuré, les amphores sont libérées de leurs cages et elles vont rouler jusqu’aux plages. Les tonneaux, les outres, les sacs qui font l’essentiel du commerce ont disparu. Il ne reste plus que les matières premières que sont le transport de barre de fer, de lingots d’étain, de cuivre, de plomb et des blocs de marbres qui viennent de Carrare. Ils sont indestructibles, mais ils sont complètement transformés : le marbre est attaqué par des organismes marins, mais en tout cas il a su résister.
Il faut imaginer qu’il y a eu des milliers de navires qui ne se sont pas échoués, qui ont réussi à passer et même à passer plusieurs fois. On se faisait livrer dans la zone d’Arles ou dans la vallée du Rhône du marbre pour se construire une jolie maison ou pour l’architecture publique et le placage des temples. Toutes les grandes capitales romaines, Lyon ou Trèves ont besoin de marbres et de matières premières, du fer et d’autres métaux pour les armées. Ce fer est bien destiné aux armées, on suit les barres de fer depuis Narbonne à Arles et puis dans la Saône à Auroux jusqu’à Montbéliard. On le livre aux armées romaines et le forgeron de la légion va le transformer en clous pour les fortins, en outils et en armes.
C’est un des ports majeurs de Méditerranée…
Luc Long : Le paradoxe est qu’il n’en reste aucune trace ! C’est à mon avis un des plus importants dans le monde romain, après Rome parce qu’il a assuré la survie de la capitale romaine en servant de passage à toutes les marchandises qui doivent remonter le fleuve. Le principal danger pour la navigation se situe à l’embouchure du fleuve, une fois que l’on remonte le Rhône ou la Saône on ne craint plus les grandes crues. Tout passe par là mais il n’en reste aucune trace visible ! C’est un port fantôme, mais j’ai 57 épaves romaines qui attestent de son activité : c’est le plus grand cimetière antique connu, beaucoup plus qu’à Marseille. Il n’a pas la célébrité du port d’Ostie, mais c’est par là que vont passer essentiellement les denrées de l’empire, il a fallu canaliser l’embouchure et ce n’est pas simple de maintenir un canal creusé avec des mouvements de sable perpétuel. .
Jusqu’à quand durera cette activité portuaire en Camargue ?
Luc Long : On trouve du matériel antique du VI° siècle, le port continue à fonctionner en même temps que le port fluvial de d’Arles. Après la chute de l’Empire et les invasions barbares, le commerce se tarit. L’empire se transforme en plusieurs royaumes, tous plus ou moins romanisés mais le grand commerce international a vraiment chuté.
Arles est alors une grande capitale romaine ?
Luc Long : Arles devient colonie romaine en 46 av. JC, c’est « une petite Rome » comme on le dit. Dès le premier siècle après Jésus-Christ, la ville sera toujours très importante et au IV° siècle c’est une ville impériale puisque Constantin s’y installe, se marie et va hésiter à faire d’Arles sa Constantinople, mais finalement il déménage à Trêves parce qu’il faut rester à côté des armées. Et depuis Arles, Constantin va faire adhérer le monde romain au christianisme.
Le musée des Saintes doit restituer une partie de ce que vous avez découvert. Quand ouvrira-t-il enfin ?
Luc Long : Au départ le maire m’avait demandé de réaliser le programme scientifique et culturel. Mais il y a énormément de mauvaise volonté de la part de certains organismes d’État qui devraient remettre des objets et qui traînent un peu les pieds. Le directeur sur place n’attend plus que les objets pour fabriquer les socles personnalisés ! Le musée sera ouvert sur une histoire maritime méconnue qui commence au VI° siècle avant Jésus-Christ, peut-être avant, avec les Phéniciens, les Grecs et les Étrusques et qui finit avec les cargos ; il offre un parcours chronologique avec des bateaux grecs, romains, des vaisseaux de Hollande qui viennent de Chine qui amènent des produits de d’Amsterdam. On finit bien sûr avec l’incontournable Baroncelli qui a créé et maintenu les traditions camarguaises.
Toute découverte entraîne toujours des discussions, ça fait partie de la science qui est toujours en mouvement !
Luc Long
L’authenticité du buste de César ?
Luc Long : Le Musée d’Arles le présente toujours sous l’étiquette « portrait présumé de Jules César ». Sur l’authenticité de ce portrait, j’ai fait appel aux meilleurs spécialistes. Au niveau de la stylistique du portrait romain, c’est évident. L’archéologie a montré qu’il fait partie d’un groupe de sculptures sacrées, de représentation de dieux et non d’un notable arlésien qui se serait fait représenter à la façon de César. Un notable arlésien aurait été un intrus dans ce groupe. C’est le travail d’un sculpteur de grand talent du niveau de Rodin. Le marbre vient de Phrygie (1), il est très onéreux. Un notable arlésien, même très riche, ne pouvait recourir qu’à des praticiens bien moins talentueux. Toute découverte entraîne toujours des discussions, ça fait partie de la science qui est toujours en mouvement !
Lien utile :
> Commander Camargue maritime sur le site de la Fnac
(1) La Phrygie est située entre la Lydie et la Cappadoce, sur la partie occidentale du plateau anatolien en Turquie.