La situation mondiale ressemble à un jeu de Monopoly, où Donald Trump détiendrait à la fois la banque et les règles du jeu. Avec l’espoir de rafler la mise, en trichant impunément, mais sans passer par la case « prison » ! Il chamboule le jeu économique et géopolitique, mais, nous explique l’économiste Alain Trannoy (*) avec une vision et une analyse très précise et déterminée du monde et de la place rêvée des USA. Entretien.
Pour un économiste, comment comprendre la nouvelle situation mondiale avec le retour de droits de douane ? Alors que depuis des décennies les institutions internationales comme l’Organisation mondiale du commerce ou le Fonds monétaire international ont tout mis en œuvre pour convaincre les pays, riches ou pauvres, qu’il fallait laisser circuler librement les capitaux et les marchandises.
Alain Trannoy : C’est un changement de paradigme qui n’a pas d’origine économique pour l’essentiel, car le libre-échange de biens et services (c’est plus compliqué pour les capitaux et la main-d’œuvre) est dans l’intérêt à long terme de tous les pays, pour établir une situation meilleure qu’avec des restrictions aux échanges. Beaucoup de pays qui appartenaient au Tiers-monde ont réussi à décoller et à devenir des émergents grâce à l’OMC et à la libéralisation du commerce. Cela ne veut pas dire que tous les groupes économiques et sociaux dans chaque pays gagnent au libre-échange, mais normalement le gain global d’un pays est suffisamment fort pour qu’il soit possible au niveau de chaque pays de compenser les perdants au détriment des gagnants et que tout le monde s’y retrouve. Malheureusement, ce transfert n’a pas été réalisé aux États-Unis, en Angleterre et en France, et la résistance au libre-échange s’est donc renforcée dans de nombreux pays riches.
La stratégie de Donald Trump, même si l’on retire une part de négociation, est-elle un changement économique, financier ou d’abord géopolitique ?
A.T. : Mes lectures diverses me font penser que le changement de pied des États-Unis correspond à un changement de lecture géopolitique majeur. Les États-Unis sont le leader mondial, d’assez loin, depuis 1945 et ils ont envie de le rester, parce que c’est une république impériale. C’est le dernier pays occidental qui projette encore une envie impériale. Et cette envie de domination est objectivement menacée par la Chine, qui représente, aujourd’hui, 35 % de la production industrielle de la planète et qui progresse à grande vitesse vers la frontière technologique, dans tous les domaines.
Les USA, une république impériale !
Les États-Unis anticipent un conflit avec la Chine et l’enjeu dépasse de très loin le contrôle de Taïwan, c’est le contrôle du Pacifique. Les Américains se disent que ce qu’ont raté les Japonais au cours de la Seconde guerre mondiale, les Chinois seraient peut-être en mesure de le réussir et de contrôler le Pacifique. Jusqu’ici rien de très nouveau. Mais ce qui est nouveau c’est la lecture que certains experts font de la spécialisation sectorielle des États-Unis comme résultat de la mondialisation. Ceux-ci se sont spécialisés dans les services, où ils sont exportateurs nets alors qu’ils importent massivement des biens manufacturiers. Ils se sont très largement désindustrialisés avec des conséquences sociales comme en France et en Angleterre. Mais ce n’est pas le point majeur dans cette réflexion géopolitique.
L’objectif majeur de la politique économique américaine est de rapatrier la production de bien manufacturiers aux États-Unis
La poursuite d’un conflit sur le long terme suppose des grandes capacités industrielles et les États-Unis peuvent penser, à raison, qu’ils sont en infériorité par rapport à la Chine dans ce domaine. Donc l’objectif majeur de la politique économique américaine actuelle est de rapatrier la production de bien manufacturiers aux États-Unis, quitte à les payer plus cher, mais pour être capable de tenir à distance la Chine et de ne pas être battu au premier coup. Des barrières non tarifaires pourraient aboutir au même objectif, mais les droits de douane sont réputés moins nocifs, et surtout ils rapportent de l’argent. Or les États-Unis ont un problème de déficit et de dette publique comme la France. Ils sont à la recherche de recettes publiques et de coupes dans les dépenses publiques.
Les États-Unis ont largement profité depuis plusieurs décennies de l’ouverture mondiale des marchés, qui leur a permis d’assurer une suprématie planétaire, tout en abandonnant la fabrication des biens de consommation à l’usine chinoise. Le retour des droits de douane ne conduit-il pas les États-Unis à une régression, à un recul de leur place sur le marché mondial ?
A.T. : Tous les pays ont bénéficié de l’ouverture mondiale des marchés. Les États-Unis représentaient 45 % du PIB mondial au sortir de la Seconde guerre mondiale, ils en représentent entre un quart et un cinquième maintenant. Est-ce qu’ils ont beaucoup plus bénéficié que les autres, je n’en suis pas certain. L’ouverture mondiale des marchés a permis un rattrapage très rapide de l’Asie, et par sa masse la Chine peut apparaître comme un grand gagnant, voire le plus grand gagnant. Si la Chine apparaissait comme un géant débonnaire, qui ne pense qu’à l’enrichissement de sa population, les États-Unis auraient peut-être pu continuer sur le paradigme du libre-échange. À tort ou à raison, une grande partie des dirigeants américains pensent que la Chine ne fera pas forcément un usage pacifique de sa force et que le moment venu elle menacera les États-Unis.
Si tous les pays du monde se coalisaient face aux USA…
Sur le recul de la place des États-Unis dans le commerce mondial, il aurait lieu si tous les autres pays du monde se coalisaient pour réagir par des mesures de rétorsion aux annonces de relèvement de droits de douane. Il est trop tôt pour le savoir, mais il est très possible qu’on n’en prenne pas le chemin, comme l’indique la position adoptée par le Vietnam et l’Inde. Seule la Chine procède ainsi et tous les autres pays courbent l’échine et viennent négocier avec les États-Unis une diminution des droits de douane contre des concessions dans l’accès à leur marché intérieur ou dans d’autres domaines.
Pourquoi les autres pays se coucheraient-ils ? Parce qu’ils sont en dette sur autre point (par exemple l’Europe pour sa sécurité), que le marché américain reste le plus important du monde et qu’il représente une part importante des exportations du pays en question, parce que son économie est simplement de plus petite taille et qu’enfin c’est un marché très rémunérateur, car on peut y vendre plus cher ses produits en raison du pouvoir d’achat américain. Dans cette éventualité, les États-Unis auraient gagné un accès plus grand à tous les marchés, sauf celui de la Chine et auraient exclu la Chine de leur propre marché (au total les droits de douane sur les produits chinois vont atteindre 56 %). Ce que je décris est un scénario possible qui semble négligé par les analystes.
Trump fait un pari qui n’est pas dénué de risques et le scénario peut dérailler
Les consommateurs citoyens et électeurs américains vont-ils s’y retrouver avec des produits de consommation courante plus chers, dans l’attente d’une hypothétique réindustrialisation qui ne pourra jamais être à bas coût ?
A.T. : Les industriels américains ou étrangers qui vont devoir produire aux États-Unis vont se poser le problème de savoir comment éviter d’avoir des frais de masse salariale élevés. Et c’est l’occasion de construire des usines très robotisées en intégrant des innovations venant de l’IA. C’est une constante du capitalisme de toujours chercher à éviter de payer des salaires et de réaliser des gains de productivité. À court terme, c’est vrai, les prix vont augmenter pour le consommateur américain. Mais en cela le plan des conseillers de Trump est grandiose, puisqu’il est question d’utiliser l’argent des droits de douane pour proroger des allégements fiscaux qui devaient se terminer en 2026. Ainsi, certes le consommateur paierait plus cher certains biens de consommation, mais son revenu après impôt pourrait ne pas baisser ou même augmenter. Si en même temps, les investissements se concrétisent et si l’homme de la rue voit fleurir les constructions d’usine, cela peut le faire patienter et le décider à ne pas sanctionner les Républicains aux élections de mi-mandat en novembre 2026. Pour cela il est crucial que les investissements se concrétisent au plus vite et viennent contrer les tendances récessionistes aux États-Unis. Trump fait un pari qui n’est pas dénué de risques et le scénario peut dérailler, c’est certain.
Le dollar s’est imposé au-delà des règles monétaires comme la monnaie des transactions internationales. Et ce dollar dopé a permis aux États-Unis de produire de la croissance fondée sur un usage sans freins de la planche à billets. Est-ce la fin du dollar ? Pourquoi l’Euro ne prend-il pas sa place ?
A.T. : Oui, c’est un autre problème auquel sont confrontés les États-Unis, qui est la soutenabilité du dollar, comme principale monnaie de réserve dans le monde. Cela leur donne un droit de seigneuriage : ils peuvent financer leur déficit extérieur en émettant leur propre monnaie. Mais en même temps, et c’est un problème qu’avait repéré Robert Triffin, économiste belge dans les années soixante et 70 et professeur dans les meilleures universités américaines, cette demande de monnaie de réserve alimente une surévaluation du dollar, qui pénalise sur le long terme la compétitivité des produits américains. Au fur et à mesure que les échanges se développent, que le PIB mondial croît, la demande de dollars, comme monnaie de réserve suit, et alimente l’appétit de détenir des dollars, ce qui ne permet pas au dollar de fluctuer autour de sa valeur correspondante à un équilibre de la balance commerciale américaine.
L’appétit du dollar va diminuer
Triffin avait prédit qu’en faisant du dollar la monnaie de réserve, les États-Unis se mettraient en situation de déficit commercial structurel du fait du dollar surévalué. En manipulant les droits de douane, les États-Unis peuvent vouloir également manipuler le taux de change du dollar. Comme les pays du monde entier vont moins exporter aux États-Unis, ils vont détenir moins de dollars et l’appétit du dollar va diminuer. Est-ce que cela ne pourrait pas diminuer l’intérêt du dollar, comme monnaie de réserve, sous la double pression d’une baisse des exportations aux États-Unis et d’un soft-power plus faible, car les autres pays peuvent se fatiguer d’une puissance mondiale qui cherche à exploiter au maximum les avantages de sa position ? C’est un risque de l’opération. Je pense que si la Grande-Bretagne avait rejoint l’Euro, et si les emprunts d’État étaient mutualisés, l’Euro aurait pu constituer un substitut au dollar. Mais ces deux conditions sont loin d’être réunies.
La France et l’Europe semblent démunies et surtout divisées entre ceux qui ont du business aux US à et ceux qui pourraient bénéficier d’une protection européenne. Le continent européen peut-il résister à un changement radical des règles du jeu et à un affrontement planétaire qui se focalise, selon votre analyse, entre la Chine et les USA ?
A.T. : La question est liée à la précédente. L’Union Européenne a un excédent important dans les échanges de biens, excédent qui est compensé par un déficit important dans les échanges de services. Au total, les échanges ne sont pas si déséquilibrés. Une baisse coordonnée du dollar et une montée corrélée de l’euro pourraient faire converger la relation commerciale transatlantique vers l’équilibre. Ce genre de mouvement a déjà été réalisé dans le passé. Mais là encore, ce qui est nouveau c’est l’accent du gouvernement américain sur les échanges de biens, et là clairement les États-Unis veulent inciter les entreprises européennes à produire des biens manufacturés sur le sol américain.
Refonder l’OMC sans les États-Unis…
La meilleure stratégie, me semble-t-il, serait de prendre la tête du multilatéralisme, de refonder l’OMC sans les États-Unis, pour éviter le repliement de chaque pays, ou chaque région sur elle-même. Mais incontestablement, cela apparaîtrait comme très offensif vis-à-vis des États-Unis et comme une possible alliance commerciale de fait avec la Chine. Les États-Unis pourraient répliquer en menaçant de retirer leurs forces militaires d’Europe et cesser toute protection, ce qui dans le contexte actuel serait délicat à gérer. Cette stratégie ne ferait sans doute pas l’unanimité parmi les 27 pays.
En l’absence d’une telle stratégie claire, une politique mi-chèvre mi-choux entre rétorsion minimaliste, et tentative de négociation, risque d’être choisie. L’Irlande et l’Italie qui sont les second et troisième pays exportateurs aux États-Unis sont pour une politique d’apaisement. En fait, tant que l’Europe ne se donne pas les moyens de devenir autonome, voire indépendante sur le plan militaire, elle ne peut pas agir à sa guise aux mieux de ses intérêts sur le plan du commerce international. Les États-Unis sont décidés à faire payer cette dépendance au prix maximum. L’Europe est en quelque sorte empêchée. Un mouvement spontané de perte d’intérêt des consommateurs et des entreprises européennes pour les produits américains, les services américains, les films ou séries américaines ou la destination américaine, en termes de voyage de tourisme, peut cependant agir comme un révélateur à terme pour les citoyens américains d’une sorte de désamour pour leur pays de la part de populations qui leur étaient proches et reconnaissantes pour les services rendus au cours de la Seconde guerre mondiale et faire revenir les États-Unis à terme vers des sentiments plus amicaux vis-à-vis de l’Europe.
(*) Alain Trannoy est membre du Cercle des économistes, directeur d’études à l’EHESS, l’École de hautes études en sciences sociales, et professeur à l’École d’économie d’Aix Marseille. Il a été conseiller scientifique à France Stratégie et a siégé au Conseil d’analyse économique (CAE) et au Conseil économique du développement durable (CEDD). Il est titulaire d’une agrégation des facultés d’économie et d’un doctorat d’État en Économie. Alain Trannoy a publié de nombreux ouvrages et articles sur des sujets tels que l’économie des inégalités, l’égalité des chances, la taxation, l’économie du logement, l’économie de l’enseignement supérieur, le vote, et l’économie publique. Parmi ses publications récentes, on peut citer « Le grand retour de la terre dans les patrimoines » en collaboration avec Étienne Wasmer, qui explore l’importance du foncier dans la richesse patrimoniale et qui a été primé par l’AFSE et dont l’article scientifique sous-jacent lui a valu le prix Maurice Allais 2023.
Liens utiles :
> L’économiste Alain Trannoy en appelle à une politique audacieuse de logement pour la jeunesse
> [En vue] L’économiste marseillais Alain Trannoy co-lauréat du prix Maurice Allais
> [Fiscalité] Taxation des superprofits ou de la terre ? Le choix d’Alain Trannoy