Par Hervé Nedelec
Lorsque Jean-François Picheral, alors maire socialiste d’Aix-en-Provence, a autorisé en sa bonne ville l’édification d’un Pasino, dans le quartier pauvre d’Encagnane, ses opposants, au premier rang desquels Alain Joissains, parlèrent d’un « scandale ». Edifier le « temple du jeu et de l’argent » au cœur de cités paupérisées leur paraissait « immoral ».
Quelques années auparavant les élus de droite marseillais avaient des qualificatifs aussi exacerbés pour le Vaisseau Bleu, le nouvel hôtel du département des Bouches-du-Rhône érigé dans le 4e arrondissement. Un secteur où la pauvreté est toujours prégnante, comme en témoignent encore aujourd’hui un habitat dégradé, une pollution entêtante, une insécurité quotidienne.
Nous étions alors le 10 février 1995. 2 000 privilégiés se pressaient dans l’atrium pharaonique où le président du Conseil Général, Lucien Weygand (PS) se félicitait de l’événement. « Ce moment fera date, disait-il, dans l’histoire des Bouches-du-Rhône ».
Trente ans plus tard, le magazine Accents, publication du Département, consacre une évocation énamourée à cette prouesse architecturale et relègue dans les archives poussiéreuses du 13, les cris d’orfraie de la droite républicaine qui parlait, en cette époque lointaine, de « scandale », « gabegie », « aberration » … Mais il est vrai que la gauche ne dirige plus cette vénérable institution et que Martine Vassal s’est installée à la tête d’une coalition de droite dans le confortable bureau qui toise la ville, Notre-Dame de la Garde, et plus loin le massif des calanques.
L’article d’Accents admet cependant que « l’extérieur interroge notamment avec ses grandes parures blanches en forme de voile » et que « l’intérieur est tout aussi surprenant. ». Ce que ne dit pas l’auteur de ces dernières lignes c’est le prix exorbitant de l’entretien de ce paquebot administratif et politique. Il a été un temps estimé à plusieurs centaines de milliers d’euros.
Rappelons pour être juste, que les élus départementaux comme leurs collaborateurs devaient, avant l’édification de ce surprenant bâtiment à Saint Just, s’éparpiller en ville au hasard des disponibilités. C’était dans des locaux plus ou moins adaptés que possédait ou louait alors le Département. La préfecture, place Félix Barret, accueillait, elle, les séances publiques du Conseil Général où se retrouvaient, dans un salon étriqué, les 58 élus du 13 et un très maigre public.
Les temps ont donc changé et nos élus peuvent, depuis 1995, débattre et s’ébattre dans un espace sans égal que Le Provençal décrivait alors comme « le plus grand édifice public de Marseille » et comme le rappelaient alors les historiens, avec ses 93 000 m2, le plus imposant bâtiment construit en province au XXe siècle.
Une île bleue dans la ville
Le Vaisseau Bleu a été conçu par l’architecte anglais William Alsop. Un signe, puisque l’artiste insulaire a imaginé une île bleue dans la grisaille ambiante d’un habitat à l’ancienne. Il y a fallu 75 000 tonnes de béton, 25 000 vitrages et 700 kilomètres de câbles. 75 000 litres de peinture ont donné enfin à l’édifice cette singularité qui le distingue de son environnement urbain à l’exception notable du Dôme, un zénith avant l’heure que l’on doit, dans ces mêmes années, à l’ancien maire Robert P. Vigouroux.
On peut encore s’interroger sur le parti pris architectural et plus particulièrement sur un investissement – 250 millions d’euros – qui, au cœur d’une ville pauvre et toujours sous-équipée dans les domaines vitaux de l’éducation, la santé, l’habitat social, choque toujours. On imagine compte tenu du coût du bâti au début des années 90 que ce sont au moins plusieurs dizaines d’écoles primaires qui auraient pu voir le jour. La gauche alors au pouvoir au Département a accepté d’assumer les critiques qui furent nombreuses. Parmi ses arguments, elle avançait en défense que près de 5 000 emplois avaient été nécessaires pour construire le Vaisseau Bleu. Les oppositions à cette dépense somptuaire se sont donc étiolées au fil du temps.
Ces préventions étant posées, on notera qu’à Marseille l’audace architecturale a toujours été fouettée par la vindicte publique, la ville réputée si rebelle étant rétive à toute tentative de modernité. Fernand Pouillon qui eut à imaginer, avec d’autres confrères, la reconstruction du front d’immeubles détruit par les nazis, fut vilipendé sans ménagement avant que sa réalisation ne s’installe dans la mémoire collective.
De la maison du « Fada » à la Villa Méditerranée
Il en fut de même pour Le Corbusier qui aimait Marseille au point contre vents et marées d’imaginer, bien avant la notion qu’Ivan Illich théorisa dans les années 70, une cité « conviviale », boulevard Michelet. Elle lui valut le sobriquet de « Fada » et une réputation internationale qui ne s’est jamais démentie.
On pourrait encore citer la Villa Méditerranée, venue tutoyer insolemment la perspective du Mucem, pour qui le président de la région le socialiste Michel Vauzelle rêvait d’un futur géopolitique qui échoua sur les récifs du réel, avant de s’inventer sous l’impulsion de Renaud Muselier un nouvel avenir vieux de 20 000 ans : la grotte Cosquer.
Ainsi vont nos temples contemporains entre insolences, turbulences, polémiques, rejets, procès en légitimité… Mme Rachida Dati, ministre de la Culture a quant à elle rappelé lors de sa récente visite à Marseille que la ville, comparée à d’autres, était très en retard pour protéger sa richesse architecturale. Elle a avancé une liste de 50 sites à inscrire rapidement dans le patrimoine national. Affaire culturelle à suivre.