Au commencement, il y a ce délicieux cinéma d’art et d’essai – un survivant – qui accueille les bobos et autres amateurs du septième art, entre Canebière et la bien nommée rue Vincent Scotto. Et en ce mois où l’hiver résiste malgré les pollens printaniers qui prennent d’assaut les narines et les bronches, les Variétés ont programmé, avec d’autres perles rares, un petit bijou, « La pie voleuse ».
Le 24e film de Robert Guédiguian n’est pas un chef-d’œuvre, mais il rassemble avec maestria tout ce l’on peut aimer chez cet auteur sensible parce qu’attentif et efficace parce que convaincu. Il n’a pas dérogé, et son public s’en félicite, à une de ses règles intangibles : rassembler devant sa caméra ses acteurs fétiches, son amour et ses amis, Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin. Du coup, au ball-trap auquel – Le Masque et la Plume – nous convie chaque dimanche matin Rebecca Manzoni, on a eu un seul mot à la bouche pour évoquer cette « pie » qui n’a pas volé son succès : « bienveillance ».
Et c’est vrai que Guédiguian est bienveillant avec ses personnages, son récit, mais surtout sa ville qu’il filme avec son cœur plutôt qu’avec ses yeux. Le haut de la Canebière, où un des personnages vient inlassablement chercher un vieil amour qui ne viendra plus, à hauteur d’une pâtisserie qui a délecté tant de papilles marseillaises, est superbe avec son tram lumineux qui passe au crépuscule. Les vues plongeantes, depuis une des tours qui dominent le Vieux-Port, sont du même beau tonneau et on déguste à petites lampées ce nouveau cru. Et puis comment ne pas parler de l’Estaque que le cinéaste germano-arméno-italien dissèque avec ses objectifs acérés, pour filer entre venelles et plage de galets, en passant par quelques piscines bassins plus ou moins licites, et nous donner la becquée de son coin de paradis où les pauvres sont riches des parcelles d’horizon marin qu’ils chipent avec gourmandise. En marxiste apaisé, le cinéaste a confié au bout de ses bobines une vérité au micro de Léa Salamé : « Le vol participe à la répartition des richesses ». Politiquement incorrect donc, mais que ne pardonnerait-on pas à un auteur qui exhume de sa bibliothèque un poème du grand Victor Hugo : Les pauvres gens. Darroussin en livre, dans une belle séquence, avec son talent teinté d’humilité, quelques vers :
« Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela. Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! »
On sort de cette rencontre l’âme ravie, épatés d’avoir été convié une nouvelle fois à ce balèti
On sort de cette rencontre l’âme ravie, épatés d’avoir été convié une nouvelle fois à ce balèti où Guédiguian et ses personnages complices ont mené le bal, jusqu’à nous faire croire, ou au moins espérer, des lendemains qui dansent. Le rideau rouge tombé, il est temps de retrouver la pénombre des rues.
Cours Saint-Louis d’abord où le Monoprix affiche des prix imbattables pour des mets intouchables. Sous l’écran qui défie les gourmets, deux matelas souillés sur lesquels s’installent pour la nuit deux pochtrons sans futur. Plus loin, rue de Rome, un Rom bien sûr et sa turbulente marmaille, lassée d’attendre quelques sous des passants qui passent. Une femme encore dans la pénombre qui gomme sa maigreur, mais laisse entrevoir une main blanche que personne ne viendra serrer. Et puis la place Castellane, un Africain dont le sourire édenté ne retarde pas les employés pressés que crachent le métro. Un maître-chien qui relève la couverture sur ses trois cerbères et amis avant de fuir, dans quelques heures, la marée chaussée et les réverbères délateurs. Plus loin encore des naufragés qui patientent, une énième cannette à la main, en attendant la pitance du Samu social…
On ne reprochera pas à Guédiguian d’avoir limité ses travellings à ce Marseille qu’il chérit tant. On se contentera de constater que la misère nous livre des images terribles lorsque la fiction s’est dissipée. Les gazettes ne nous consoleront pas de ce spectacle des rues où 20 000 SDF se croisent, s’écharpent, se consument dans l’indifférence générale.
On nous promet à longueur de pages un avenir radieux. Les jeux olympiques dans les Alpes qui enchanteront, c’est juré, les 10% de Français qui pratiquent les sports d’hiver et amélioreront les transhumances automobiles et ferroviaires. La place Castellane encore qui reconquiert peu à peu le prestige que Cantini et les autres avaient imaginé en un siècle déjà lointain.
On nous parle encore du parc du 26e centenaire dont on s’apprête, à coups de millions d’euros, à réparer les errances de sa naissance prématurée. Tout va donc pour le mieux dans le meilleur des mondes et maître Pangloss, toujours aussi myope peut dormir sur ses deux oreilles : les pauvres ne font pas tant de bruit que ça. A Candide maintenant de poser à ceux qui nous gouvernent ici, les questions gênantes.