Marseille c’est un peu comme le triangle des Bermudes. S’y engager comporte des risques. Parfois mortels. On peut briller à son firmament un jour, puis disparaître, sans avoir vu venir le danger. Blaise Cendrars résumait ainsi le mystère : « C’est aujourd’hui la seule des capitales antiques qui ne vous écrase pas avec les monuments de son passé. Elle a l’air bon enfant et rigolarde. Elle est sale et mal foutue. Mais c’est néanmoins une des villes les plus mystérieuses du monde et des plus difficiles à déchiffrer. » On ne se méfie jamais assez de l’eau qui dort. Trois destins se sont ainsi succédés depuis presque quarante ans avec des parcours par bien des points similaires.
Le premier, c’est celui de Robert P. Vigouroux. Méprisé par la garde prétorienne defferriste, ce militant ténébreux fut longtemps relégué dans des cantons imprenables, qu’il conquit pourtant. Puis survint, au mois de mai 1986, la nuit des longs couteaux… et des scalpels. Le vieux lion perdait pendant ses heures un ultime combat dans sa fédération socialiste. Plus tard, dans la solitude de son appartement de la rue Sainte, c’est un accident qui le condamnait. Une chute qui le conduisit à la Timone où Vigouroux tenta en vain de le sauver. Le roi lion était mort et vivait désormais, contre toute attente, un fauve que personne n’avait vu venir. Quelques médias, cornaqués habilement par l’Elysée, firent du médecin un « neurochirurgien de réputation internationale ». Un mensuel, Globe, propriété du très mitterrandiste Pierre Bergé, lui ouvrait ses colonnes où il pouvait déclarer, sans choquer, qu’il avait une famille contrairement à ses adversaires – Michel Pezet et Jean-Claude Gaudin – dont le célibat était forcément suspect. Vigouroux raflait un grand chelem, qui devait l’installer durablement à la mairie. Il y brilla, lança Euroméditerranée, le musée de la Mode, le tunnel Prado-Carénage… et puis plus rien. Un splendide isolement, des courtisans oublieux, des Marseillais à la mémoire courte. Exit donc.
Tapie peut mesurer comment sa ville de cœur l’a porté sur la vague, avant de l’engloutir
Le second c’est Bernard Tapie. A jamais le premier dans le cœur du peuple de l’OM, qui lui aussi en 1986, avait vu sa destinée faire un virage à 180°, pour mettre le cap sur Marseille. La bonne pioche était d’Edmonde Charles Roux, amusée de voir le turlupin venir bousculer cette bourgeoisie dont elle était issue, mais depuis si longtemps en rupture de ban. Le chef d’entreprise, qui avait redonné le goût d’une France qui gagne à une gauche terriblement frileuse, serait olympique. Jusqu’à Münich en 1993 où la tête de Boli propulsait le football marseillais au sommet, malgré un Milan sanguin mais impuissant. Dans le livre attentionné que lui consacre Franz Olivier Giesbert (« Bernard Tapie. Leçons de vie, de mort et d’amour » aux Presses de la cité) le « boss » se confie sans pudeur, jusqu’à concéder qu’il fit beaucoup de « conneries ». La plus grave, selon lui, d’avoir mis un pied en politique et de déclencher l’ire de ceux qui estimaient être les seuls à pouvoir se partager Marseille. Aujourd’hui, alors qu’il livre un combat terrible contre le cancer, Tapie peut mesurer comment sa ville de cœur l’a porté sur la vague, avant de l’engloutir.
Le troisième, c’est Didier Raoult qu’Ariane Chemin et Marie-France Etchegoin soignent à leur manière dans une « Folie française » (Gallimard). Là encore, un personnage haut en couleurs comme on l’écrit dans les gazettes, s’est laissé porter par la tempétueuse, irraisonnable, illimitée, opinion phocéenne. Qui ne se souvient, lors du premier confinement, du visage hilare du professeur épidémiologiste, alpagué par des chauffeurs de taxi qui le proclamaient « champion du monde ». Le médecin n’était alors qu’au début de ce chemin buissonnier, où il balayait le paysage scientifique, avec l’audace de ceux qui n’ont de juge qu’eux-mêmes. Sur l’autel médiatique qu’il s’était bâti sur sa chaîne Youtube, Raoult jouait les tontons flingueurs sûr de son fait, à défaut d’être validé par des faits incontestables.
« Ah, Marseille, la seule ville où l’on mange ! » Où l’on est mangé aussi…
Aux deux journalistes auxquelles il s’est confié, comme un chat amusé par la gesticulation de deux misérables souris, il a ouvert le robinet de ses confidences. On le croyait Einstein, il était beaucoup plus que cela a-t-il lâché en révélant un QI de 180, diagnostic délivré par un pédopsychiatre, alors qu’il traversait une crise d’adolescence. La Covid 19 n’a été finalement qu’un prétexte, pour enfin émerger, dans une actualité marseillaise qui avait trop longtemps ignoré le diamant qui brillait dans l’ombre de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille. Comme Vigouroux ou Tapie, le voilà arrivé sur l’autre rive. Ceux qui parmi les politiques l’ont porté aux nues se réfugient désormais dans un prudent silence. Les complotistes, les gilets jaunes, quelques figures de l’extrême-droite, continuent à le soutenir ce qui est une double peine pour un gaulliste revendiqué. Ses pairs eux attendent leur heure, pour faire les comptes de cette passion marseillaise qui balaya tout sous son flux, avant d’être repoussé par un méchant reflux.
Trois destins donc et une même vérité. Emile Zola, l’Aixois, s’enthousiasmait en son temps : « Ah, Marseille, la seule ville où l’on mange ! » Où l’on est mangé aussi…