Avec une certaine tendresse, le philosophe et historien Michel Serres, lui avait trouvé un nom, dans un ouvrage paru en 2012 : « Petite poucette ». Il désignait alors cette génération clouée à ses écrans, qui se contentait désormais d’un coup de pouce, pour faire circuler les informations réduites à quelques mots et deux centaines de signes. Emmanuel Macron allait participer un temps, à sa manière, à bousculer le « vieux monde » et s’imposait avec lui un mot qui depuis a fait chorus : « disruptif ». Mais c’est le continent politique qui a été pour partie englouti par cette rupture qui, selon la définition du dictionnaire, devait « radicalement renouveler son fonctionnement ». Le taux d’abstention constaté aux élections de ce mois de juin 2021 révèle une césure historique inédite, mais au-delà de sa péripétie, un basculement sociétal et démocratique fondamental. Passés ses scrutins régionaux et cantonaux, la sphère politique toute entière ne pourra pas faire l’économie d’une analyse poussée du comportement civique d’une grande majorité de nos citoyens.
« Le drame d’Internet, c’est qu’il est en train de faire de l’idiot du village un porteur de vérité. »
Umberto Eco
On peut bien évidemment s’insurger, à la manière de l’écrivain et universitaire spécialiste de la sémiotique, l’Italien Umberto Eco, sur les effets pervers des réseaux sociaux qui ont capté dans les jeunes générations la « part de cerveau disponible », si longtemps visée par les publicitaires et autres communicants. Eco n’y va pas par quatre chemins : « Les réseaux sociaux ont donné le droit à la parole à des légions d’imbéciles qui avant ne parlaient qu’au bar et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite. Aujourd’hui, ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel ». Et, pour faire bonne mesure, il ajoute : « La télévision a promu l’idiot du village, auquel le spectateur se sentait supérieur. Le drame d’Internet, c’est qu’il est en train de faire de l’idiot du village un porteur de vérité. »
Il y a une part de vrai dans ce que dit cet observateur pointu de la communication moderne. Le complotisme, qui a permis à certains apprentis dictateurs de se faire élire dans de vieilles démocraties, est en effet une preuve tangible de ce que dit Eco. Quelques « idiots utiles » portent à longueur de messages ramassés, les pires inepties, rumeurs ou, pour parler en bon français contemporain, « fake news » de toutes sortes.
Les dernières joutes politiciennes ont largement démontré que le cancer de la désinformation avait durablement métastasé la vie démocratique, donnant raison, 80 ans après ses sinistres exploits, au docteur Joseph Goebbels qui affirmait « plus le mensonge est gros mieux il passe ! »
Nos édiles ont-ils pour autant pris conscience de cette nouvelle donne qui semble avoir éloigné pour longtemps plusieurs générations des urnes ? Arc-boutées sur leurs vieilles pratiques tout semble indiquer le contraire.
Les débats télévisés, radiophoniques ou sur le web, ont atteint faute de fond, des sommets de vacuité rarement vus jusqu’ici.
Hervé Nedelec
La guerre des affiches sur les panneaux dédiés et quelques murs épargnés par les tags, sacrifiant inutilement des tonnes de papier, a encore eu lieu. Avec ici et là quelques rixes du bon vieux temps entre les quelques militants que comptent encore les partis. On a eu droit, pour ceux qui les ont reçues, aux professions de foi indigestes accompagnées des photos retouchées – ou pas – des candidat (e) s. Les débats télévisés, radiophoniques ou sur le web, ont atteint faute de fond, des sommets de vacuité rarement vus jusqu’ici. La presse papier, contrainte par ses pratiques anciennes, a joué son rôle à la manière d’un Sisyphe poussant sans illusion son rocher. Faute d’assesseurs, voire de président, des bureaux de vote ont eu plus du mal à ouvrir qu’il y a quelques semaines les centres de vaccination. Quelque syndicat profitant de l’aubaine pour réclamer une prime pour les employés réquisitionnés pour sauver la République au second tour. Et puis et surtout quelques micro trottoirs assassins, nous apprirent si nous ne le savions pas encore qu’en Provence Alpes Côte d’Azur comme dans de si nombreux autres territoires, on ignorait quel était le rôle exact de la Région et celui du Département, comment les deux fonctionnaient et cerise sur ce gâteau empoisonné, quelles étaient les subtilités ou simplement les différences entre les deux modes de scrutin. Bref, comme le chantait Jacques Brel : « Ce ne fut pas Waterloo non non, mais ce ne fut pas d’Arcole… »
Jamais la vie politique n’a été autant confinée, réduite, impuissante.
Jamais la vie politique n’a été autant confinée, réduite, impuissante. Pourtant de la plus humble à la plus puissante, de la plus ancienne à la plus récente, de la plus inventive à la moins disante, toutes les formations engagées ont envahi peu ou prou les nouvelles autoroutes de l’information. Avec un problème qui a visiblement échappé aux états-majors comme aux militants et que résume le chercheur Dominique Wolton : « les réseaux sociaux vont à toute vitesse quand faire de l’information demande du temps ». Le temps des politiques serait-il compté lui aussi ?