La ville du négoce est malade de son commerce. Ironie de l’histoire ou malentendu politique persistant ? Voire. La Provence nous a livré cette semaine deux dossiers noirs, sur la rue de la République et les docks de la Joliette en souffrance. A lire ces constats et les chiffres désespérants qui les accompagnent, le pire est à venir, ou pour le moins, à craindre. Quelle vérité se dissimule derrière ces boutiques fermées, ces pas de porte déserts, cette clientèle parcimonieuse ou totalement absente ? Une longue histoire et des choix politiques contestables.
Il y a eu d’abord une solide illusion. L’historien Raoul Busquet en appréhendait l’origine. « Dans cette ville le groupe le plus intéressant, c’est le monde du haut commerce. C’est chez ces grands négociants, dans leurs familles, dans leurs charmants hôtels, que nous constatons la vertu de la richesse. » Oui, mais. A partir de cette réalité, qui a prospéré après que Louis XIV se fut réconcilié avec Marseille la rebelle, d’aucuns ont fait le pari que la ville bénéficierait de ce « ruissellement » venu de ceux qui tenaient, comme on le disait naguère, le haut du pavé, cet espace stratégique des rues où l’on ne souillait ni ses bottes ni ses souliers guêtrés.
C’est ainsi qu’au mitan du XIXe siècle naquit le pharaonique chantier de la rue Impériale qui deviendra République.
C’est ainsi qu’au mitan du XIXe siècle naquit le pharaonique chantier de la rue Impériale qui deviendra République. Après avoir raboté deux buttes (Les Carmes et les Moulins), supprimé, entièrement ou partiellement, 61 rues et délogé 15 000 habitants, on construit donc 99 immeubles dans le plus pur style haussmannien avec d’élégants balcons filants, force décorations, et autres entrées somptueuses. Nous étions en 1864 et les fiacres et tramways (à partir de 1876) pourraient filer, sans discontinuer, de la Joliette au Vieux Port, sur un peu plus d’un kilomètre. Entre ces deux pôles marchands, la bourgeoisie qui régnait sur Marseille ferait souche selon les concepteurs de ce projet audacieux. Il n’en fut jamais rien. La proximité de l’hospice de la Charité qui abritait mendiants et autres nécessiteux, l’hôtel Dieu et ses malades contagieux, le Panier et sa population d’immigrés (Corse puis Italiens, puis Maghrébins) faisait une promiscuité à laquelle les riches Marseillais préférèrent la discrète solitude des bastides périphériques ou les villas et jardins du sud de la ville.
A défaut d’être bourgeoise, la rue de la République fut longtemps populaire
A défaut d’être bourgeoise, la rue de la République fut longtemps populaire, comme en témoignait encore dans les années 90 la présence de Mustapha Slimani prince de la viande Allal qui drainait jusqu’à lui une clientèle très hétéroclite. Les bobos dépenaillés faisaient encore la queue avec les anciens fellahs ou quelques familles huppées. Puis vint la décadence. Singulièrement au moment où quelques hiérarques imaginèrent inclure l’artère dans la dynamique annoncée d’Euroméditerranée.
En cette fin de XXe siècle, passée l’ère Vigouroux où l’on avait entamé une redynamisation du centre-ville, c’est un libéralisme échevelé qui cédait la rue aux fonds de pension. On y trouvait ainsi en 2005, ce qui ne s’invente pas, celui des « veuves des pompiers de Dallas ». Cet univers impitoyable n’avait que faire d’un projet « structurant », le maître mot restant pour les promoteurs de cette réhabilitation spectaculaire, « la rentabilité ». Une spéculation ne fait pas forcément un projet. C’est une rue désertée que doit reconquérir aujourd’hui la maire, Mme Michèle Rubirola et ses équipes, avec la seule bonne volonté affichée, des commerçants regroupés autour de l’association « Un centre-ville pour tous ». L’intitulé ne manque pas de sel car l’échec déploré aujourd’hui y est induit. « Pour tous » : là est bien la question à laquelle la droite n’a jamais voulu répondre. Il faut comme pour la Canebière, qui connait un frémissement, que les Marseillais s’habituent à cette mixité sociale, ethnique, culturelle, que décrivait déjà, avec la précision du grand reportage, Albert Londres.
En ajustant la ville à ceux qui l’habitent, on peut imaginer des chalands heureux rue de la République.
La rue de la République ne renaîtra pas, comme on l’écrit régulièrement avec une seule population choisie, sélectionnée, ciblée. Elle peut être avec beaucoup d’organisation – sécurisation, animation, communication – et un peu de générosité, un carrefour inégalé. L’échec des Docks où il ne reste qu’un peu plus de 20 commerces sur les 80 annoncés lors de leur inauguration, est plus qu’un signe, une preuve cinglante. Marseille ses 111 villages, ses multiples communautés, son pluriculturalisme, est, contrairement à un certain nombre de clichés une ville comme les autres. Bordeaux a sa rue Sainte Catherine, Lille sa rue de Béthune et Lyon sa… République. Toutes piétonnes, elles marchent bien. Pourquoi serait-ce utopique à Marseille. Elle fut longtemps le port d’attache, ou des partances, des voyageurs et des négociants. Quelques architectes du futur ont voulu « poéter plus haut que leur luth », selon l’incisive formule d’Henry Gauthier-Villars. En ajustant la ville à ceux qui l’habitent, on peut imaginer des chalands heureux rue de la République.