En visitant Notre-Dame de Paris, certains lecteurs de Victor Hugo se surprennent à croiser dans la pénombre les silhouettes d’Esmeralda ou de Quasimodo.
Un sentiment semblable m’envahit lorsque je monte, en gare de Tunis, dans un train régional dit TGM, c’est à dire Tunis-Goulette-Marsa. Après les stations nommées « Carthage Amilcar » et « Carthage Hannibal », je descends à « Salammbô »… le personnage portant ce nom est une invention de Gustave Flaubert… Le titre même du roman épique est devenu celui d’une localité. Peu d’exemples existent de fiction ayant pris rang officiel dans le réel. Même une pizzeria de cette commune osera l’enseigne « Salambouf »!
Né voici exactement deux siècles (en 1821), Gustave Flaubert n’avait pas encore 40 ans lorsqu’il s’embarque pour la rive sud de la Méditerranée, à la recherche des traces des fameux éléphants avec lesquels Carthage menace Rome. Peu de temps plus tôt, la justice française cherchait querelle à l’écrivain à propos d’une autre héroïne, Emma Bovary. L’auteur veut alors, selon ses propres dires, « sortir du monde moderne qui (le) fatigue et (le) dégoûte ». Quoi de plus éloigné de sa Normandie natale, dans l’espace et dans le temps, que ces furieux affrontements entre les impérialistes romains et les phéniciens du nord africain, quelques siècles avant notre ère [Moments tragiques que l’histoire ultérieure qualifiera de « guerres puniques »].
Les énormes pachydermes de combat vibrent d’entrée au Mucem sur une tapisserie prêtée par le Louvre, haute de quatre mètres, large de neuf.
Salammbô : Fixer le mirage
Autre pièce non moins remarquable (relevant aussi du trésor national) : le premier des cinq gros volumes du manuscrit, couvert de ratures, corrections et repentirs portés par l’auteur.. qui ne consacrera pas moins de quatre ans (1858 -1862) à cette narration cruelle et voluptueuse d’une exceptionnelle puissance évocatrice. Le compositeur Berlioz avouera que Salammbô le faisait « rêver la nuit ».
Bravant la franche hostilité posthume de Flaubert à l’égard des illustrateurs, le créateur de bande dessinée Philippe Druillet s’enthousiasmera pendant des années pour ces combats mercenaires et amoureux de la fresque carthaginoise. Une démesure soignée qui inspirera par la suite des réalisateurs comme Tarantino. Mieux encore, étant parvenu, selon son ambition explicite, à « fixer le mirage », Flaubert conduira archéologues et historiens à se projeter aux environs de Tunis afin d’y explorer les traces des cultes et rituels de l’époque… où se mêlent influences grecques et égyptiennes, comme libyco-berbères et corinthiennes. En surgira même, et jusqu’à nos jours, un débat sur d’éventuels sacrifices d’enfants, en un temps ou de multiples divinités et croyances s’entrechoquent … alors même que les Phocéens ne sont pas installés à Massalia.
Gorgé d’odeurs, de couleurs et d’images tourmentées, le récit enflammera peintres, sculpteurs et cinéastes. Comme le prouve la dernière partie de l’exposition hivernale au Mucem, ouverte du 20 octobre au 7 février 2022.
Liens utiles :
La présentation de l’exposition Salammbô Fureur ! Passion ! Éléphants ! sur le site du Mucem
L’actualité des expositions sur Gomet’