Laurent Dousset est anthropologue, spécialiste des sociétés aborigènes d’Australie et du Vanuatu, l’un de nos chercheurs les plus réputés et les plus publiés dans sa spécialité. À la suite de ses enquêtes de terrains dans ces sociétés, il s’est intéressé aux phénomènes d’incertitude, de confiance et de crise sociale dans les communautés humaines qu’il analyse comme des moments de construction sociale et de reconstruction sociale. L’incertitude est le thème prémonitoire de son ouvrage publié en 2018 : « Pour une anthropologie de l’incertitude » aux éditions du CNRS. Il est directeur d’études à l’EHESS, l’École de hautes études en sciences sociales, et il est membre du Credo (1), le Centre de recherche et de documentation sur l’Océanie créé en janvier 1995 sous la forme d’une Unité mixte de recherche (UMR 7 308) du CNRS et de l’EHESS, et basé à Marseille au sein d’Aix-Marseille Université.
En septembre 2020, il a publié une tribune dans Le Monde : « Covid 19 : la pandémie cristallise un moment où la confiance nécessaire à la vie en société est remise en question ». Dans ce temps singulier que nous vivons qui ne verra jamais un retour à l’avant, mais qui interroge nos relations et leur transformation, notre vivre ensemble, nos rapports sociaux, le regard acéré de ce chercheur nous semble utile. S’il observe, analyse, comprend des populations lointaines, il met à jour des réalités universelles. Pour Gomet’, il invite à poursuivre la réflexion et répond à nos questionnements. Pour reprendre un terme qu’il affectionne, suivons son élicitation (*), son incitation à statuer sur différentes hypothèses.
Parcours : Après deux ans d’études en sciences économiques à Fribourg (Suisse), Laurent Dousset s’installe à Paris où il poursuit des études en sociologie, puis en ethnologie à Paris V René Descartes. Il s’inscrit ensuite en DEA (Diplôme d’études approfondies) et en doctorat à l’EHESS sous la direction de Maurice Godelier. Après la soutenance de sa thèse en 1999 avec comme membre de jury Maurice Godelier, Robert Tonkinson, Eduardo Viveiros de Castro, Emmanuel Désveaux, Franklin E. Tjon Sie Fat et Barbara Glowczewski, il est embauché en tant que post-doctorant à l’Université d’Australie-Occidentale à Perth, puis en 2002 comme maître de conférences à l’EHESS. En 2014 il soutient son HDR, l’habilitation à diriger des recherches à l’Université de Strasbourg sous la direction de Denis Monnerie, proposant une anthropologie de l’incertitude. En 2015 il devient directeur d’études à l’EHESS où il occupe la chaire Élicitation et valeurs sociales.
Vous avez écrit un ouvrage issu de vos travaux d’anthropologue qui s’intitule « Pour une anthropologie de l’incertitude (2) ». Comment cette notion s’est imposée à vous à partir de vos observations en Australie ou à Vanuatu ?
Laurent Dousset : Dans mon expérience de terrain en Australie et en Mélanésie insulaire auprès de petites sociétés dites autochtones, j’ai été confronté à des situations, certaines dramatiques, d’autres banales, qui m’ont permis de poser le problème de l’incertitude. Si la certitude est la condition de la vie sociale, elle n’est cependant jamais parfaite et les institutions sociales d’une société donnée ne permettent jamais de répondre de manière exhaustive à toutes les éventualités de l’existence. Or, lorsque cette certitude fait défaut, lorsque les normes, les règles et les croyances ne répondent et n’expliquent pas, ou de manière partielle seulement, des événements ou phénomènes particuliers, lorsque donc l’anticipation n’est plus évidente ou devient même impossible, un degré d’incertitude s’installe.
Lorsque l’anticipation n’est plus évidente ou devient même impossible, un certain degré d’incertitude s’installe
Laurent Dousset
Cette incertitude concerne à la fois les phénomènes ou éléments inattendus qui mettent au jour les lacunes du système social, mais aussi les règles, normes et croyances sociales dans leur ensemble, qui ne sont pas ou plus capables de permettre l’anticipation. La confiance dans les institutions, et donc dans sa propre société, est alors remise en question.
Dans un premier temps, l’incertitude est toujours un état individuel. Elle ne devient collective qu’à partir de sa confirmation collective par le biais d’une forme d’échange (verbal, par exemple) et de son partage. Ainsi, il existe bien évidemment de nombreuses incertitudes individuelles, mais celles-ci disparaissent, comme elles sont apparues, dès lors qu’elles ne sont pas partagées et acquiescées. De ce fait, l’incertitude elle-même, dès lors qu’elle dépasse le périmètre individuel, est un phénomène qui fait appel à des processus sociaux.
Un second point important, qui renforce le caractère social de l’incertitude, s’impose. L’incertitude individuelle ne peut durer, car l’individu doit être en mesure de réinstaurer sa capacité à l’anticipation. Elle peut être refoulée ou oubliée, mais elle peut aussi, lorsque son partage et son acquiescence succèdent, donner lieu à des processus spécifiques que j’appelle « élicitatoires ». Les acteurs qui partagent la méfiance vis-à-vis des institutions sociales à cause de leurs incapacités à répondre aux incertitudes individuelles s’engagent dans un processus de résolutions et d’explications de ces dernières. Ce processus élicitatoire produit de l’objectivation et de l’abstraction, c’est-à-dire un discours théorique, ou quasi théorique au sujet des institutions et de la société dans son ensemble, et donc des échanges au sujet des manières de faire et de penser qui n’ont, habituellement, pas besoin ni d’être évoqués ni d’être analysés. Ces situations d’incertitudes partagées sont ainsi aussi des lieux de remise en question des raisons d’être des institutions sociales, ainsi que des moments d’émergence de nouvelles formes de représentations ou de leur transformation.
En situation d’incertitude les acteurs tentent, par leurs autothéorisations, de rétablir un système social et un système de représentation dans lequel leur capacité d’anticipation est restaurée.
Laurent Dousset
Les situations concrètes d’incertitude que j’ai ainsi pu analyser sur mes terrains sont, par exemple, le premier contact entre une tribu aborigène d’Australie et la société occidentale, rencontre qui a invité les premiers à repenser et à objectiver toute leur société face à la réalisation que d’autres formes d’être un humain existaient, ou encore certains décès, et les accusations de sorcellerie qui en ont résulté en Mélanésie insulaire qui ont, à chaque instance, illustré des processus de réflexion et de transformation de ce qui constitue une pratique acceptable. Je suggère ainsi que les processus d’explicitation et de transformation des valeurs et normes sociales qui ont lieu lors de situations d’incertitudes constituent des terrains particulièrement fertiles en termes scientifiques. En même temps, toute la difficulté réside dans l’identification de ce qui constitue, dans une société donnée, une incertitude. Pour répondre à cette difficulté, il nous suffit d’inverser la logique : dès lors que l’on constate des formes d’élicitation, c’est-à-dire des théorisations et discussions sur les institutions sociales par les acteurs eux-mêmes, il est possible d’en déduire que ces acteurs se considèrent ou se comportent en situation d’incertitude et qu’ils tentent par leurs autothéorisations de rétablir, par une forme de consensus, un système social et un système de représentation dans lequel leur capacité anticipatoire est restaurée.