L’incertitude est aujourd’hui un marqueur de la crise que nous vivons, tant pour les décideurs que pour les citoyens. Est-ce la caractéristique d’une crise particulière ?
Laurent Dousset : L’incertitude est d’abord un état individuel qui rend difficiles, et parfois impossibles l’action et l’anticipation, car la confiance dans les institutions sociales se dissipe. Lorsque cette incertitude est partagée avec autrui, et qu’elle se trouve, en quelque sorte, confortée par l’acquiescence des autres, elle se dissipe en tant que telle pour donner lieu à une forme de certitude au sujet de l’incertitude. Au cours de ce processus, l’incertitude elle-même tend à disparaître pour faire place aux moyens qui permettent de faire naître la certitude à son sujet. En d’autres termes, l’identification et le partage de ce qui constitue une incertitude sont déjà une étape importante dans le processus de sa résolution. Dans ces cas, c’est-à-dire lorsque des formes de certitudes au sujet de l’incertitude émergent, je ne parle plus d’incertitude, mais de crise, et plus particulièrement de crise sociale.
Lorsque des certitudes au sujet de l’incertitude émergent, il y a crise sociale
Laurent Dousset
La distinction entre incertitude et crise sociale est à la fois simple et fondamentale, car la première est le constat d’un état de carence, la seconde un processus social particulièrement puissant. Dans les petites sociétés sur lesquelles je travaille, et auprès desquelles l’ensemble des membres se côtoient, l’émergence d’un consensus permettant de répondre aux incertitudes — que ces réponses soient matérielles ou qu’elles soient immatérielles et imaginaires —, peuvent efficacement être partagées ou imposées au collectif dans son ensemble. L’émergence de nouvelles normes, règles, pratiques ou valeurs sociales, ainsi que leur adaptation, sont des processus dont l’envergure y est généralement une affaire relativement collective et efficace. Une transformation sociale est alors à l’œuvre.
Le processus de fractionnement social et de confrontation constitue le berceau des crises sociales.
Laurent Dousset
Dans des sociétés plus vastes, comme les sociétés occidentales, par contre, les lieux d’émergence des réponses aux incertitudes sont plus diffus et distribués, et produisent ainsi des élicitations, donc des théorisations sur les raisons d’être et la nature des institutions sociales, plus diversifiées et souvent même contradictoires. Puisqu’aucune incertitude ne peut durer, les interprétations et les consensus divers qui sont produits à son sujet font émerger des communautés ou sous-communautés d’interprétations (ou idéologiques) qui se développent rapidement en fractions sociales. Or, ces fractions, parce qu’elles proposent des explications et solutions diverses et parfois contradictoires, se confrontent et s’opposent, parfois de manière virulente. C’est ce processus de fractionnement social et de confrontation — souvent davantage idéologique que factuel ou matériel —, qui constitue le berceau des crises sociales.
De ce fait, ce n’est pas l’incertitude en tant que telle qui produit la crise sociale, mais l’incapacité, ou l’impossibilité d’un collectif à articuler un moyen partagé qui ferait émerger un consensus d’interprétation à son sujet. L’observation que des individus vont jusqu’à souligner que le virus est une invention, et que ce sont souvent ces mêmes personnes qui pensent aussi que l’homme n’a jamais été sur la Lune ou que les personnalités politiques ne sont que les marionnettes d’un gouvernement mondial de l’ombre, illustre de manière extrême mais globalement valable deux principes des crises sociales issues des situations d’incertitudes dans nos sociétés :
- L’incapacité à produire ou à imposer un processus partagé de construction d’un consensus, et, au vu de cette carence,
- La remise en question non seulement de certaines structures sociales spécifiques, mais la tendance à remettre en question l’ensemble des institutions sociales, et donc la société dans sa totalité.