Quel est selon vous le rôle de l’anthropologie et plus généralement, des sciences humaines, pour comprendre nos organisations sociales d’aujourd’hui ?
Laurent Dousset : Les sciences humaines et sociales, et tout particulièrement l’anthropologie, s’intéressent, comme on le sait, à étudier les modes de vie sociaux des êtres humains de tout temps et lieux. Ce qui doit retenir l’attention dans cette définition très générale est le mot « social », parce qu’il épouse une double signification. C’est la seconde qui nous intéresse dans le contexte de l’incertitude. La première signification, qualitative et commune, renvoie bien sûr à l’idée que l’humain est un animal « social », c’est-à-dire qu’il vit habituellement en communauté, qu’il organise son espace et ses activités par la coopération, qu’il organise la distribution des tâches, des responsabilités et des droits, et qu’il fonde cette socialité sur l’échange et la circulation de biens, de concepts et de personnes. La seconde, celle qui nous intéresse plus particulièrement, est plus formelle. Elle sous-entend que ce qui est au fondement de la vie sociale sont des règles, des normes, des manières de faire et de penser, des représentations morales et idéologiques qui, pour être efficientes dans l’organisation de la coopération, de la distribution et de l’échange, doivent d’abord et avant tout se situer en dehors et au-delà des individus.
Les normes, règles et manières d’exister, la « culture », précèdent, survivent et dépassent les individus et fondent les institutions sociales
Laurent Dousset
En effet, ces normes, règles et manières d’exister, que l’on peut résumer par le mot « culture », précèdent, survivent et dépassent les individus et fondent les institutions sociales, qui sont elles-mêmes les assises des appartenances et des différences socioculturelles. Notons que, pour l’anthropologue, une institution sociale n’est pas simplement ou seulement un organisme ou un établissement reconnu comme tel, mais comprend toute logique collective ou partagée qui, en principe du moins, est indépendante des capacités d’action individuelles : les manières de table et les goûts culinaires (ce qui est bon à manger et ce qui ne l’est pas), les fêtes et rituels religieux et leurs symboles, les principes vestimentaires et les décorations corporelles, etc.
Des exemples plus complexes sont les modalités par lesquelles un pouvoir entre deux individus est considéré légitime et donc acceptable (la question des statuts de pouvoir ou de la force légitime), ou encore les règles qui organisent les individus dans des catégories de parents et qui ainsi construisent un espace de l’interdépendance de principe. Une illustration simple sur ce point : si, dans la majeure partie des sociétés occidentales, la sœur d’une mère est une tante qui donne naissance à des cousins, dans de nombreuses sociétés en Australie, aux Amériques, en Asie et dans le Pacifique, la sœur d’une mère est également une mère dont les rejetons sont des germains, et seule la sœur d’un père est une tante. Si, dans nos sociétés, l’application de cette classification se limite à un entourage limité, dans de nombreuses sociétés il est étendu par un algorithme relativement simple mais efficace à l’ensemble de la communauté, voire même de la société tout entière de sorte que tout individu rencontré est aussi un parent.
Les institutions sont les fondements de certitudes sociales
Laurent Dousset
Parce qu’elles se situent au-delà des individus et qu’elles fondent les manières d’êtres et même de penser, ces normes et règles, donc les institutions, sont les fondements de certitudes sociales. Elles permettent aux acteurs d’évaluer ce qui est acceptable, bien, esthétique, fait dans les règles de l’art, etc., et de l’opposer ou de le nuancer à ce qui est inacceptable, déviant, vilain ou mal fait. Elles permettent surtout aux acteurs d’anticiper les situations et les interactions, et de ce fait de vivre en société. Ces certitudes définissent des lieux spécifiques (boulangerie, banque, cimetière…) et des comportements (modes de salutations, moyens de paiement, rituels funéraires…) dont les acteurs n’ont, habituellement, pas besoin d’analyser les raisons historiques, matérielles et imaginaires d’exister. Ces certitudes, qui permettent la vie sociale, ou qui du moins la facilitent, sont bien évidemment relatives et arbitraires, même si les acteurs de chaque société ou culture considèrent les leurs comme étant « naturelles » et « rationnelles ». L’anthropologie s’intéresse ainsi à ces règles, à ces institutions, à ces normes et aux valeurs sociales qui en découlent, ainsi qu’aux modalités par lesquelles les individus y répondent. Elle décrit et analyse ainsi à la fois la diversité et l’unité des organisations sociales de l’humanité.
Cependant, même si les déviances, c’est-à-dire les comportements qui contredisent ou qui résistent à ces institutions, sont également étudiées, la recherche n’aborde qu’avec difficulté la question de leur origine ou des processus qui sous-tendent leur émergence et motivent leurs transformations, et pour cause. En effet, procéder à de telles analyses nécessite une profondeur historique et un détail de données importants, ou encore la tenue d’études transversales et longitudinales de durées considérables. Les origines et modes de transformation des institutions sociales sont ainsi souvent difficiles à reconstruire, invitant parfois certains à s’engager dans des spéculations que la communauté scientifique rejette, faute de données et de preuves tangibles.
Lien utile :
> Les publications de Laurent Dousset
(*) En linguistique, l’élicitation est l’incitation d’un locuteur à un autre à statuer sur différentes hypothèses, c’est-à-dire à introduire chez lui le recours à sa compétence/performance. On recourt à des stratégies pour connaître la réaction des locuteurs. Source : Wikipedia.
(1) Credo, Maison Asie Pacifique, Aix Marseille Université, 3, place Victor Hugo, 13003 Marseille – FRANCE
(2) Dousset, Laurent. 2018. Pour une anthropologie de l’incertitude. Paris : CNRS éditions