Alain Cabras, interculturaliste, est membre fondateur du collectif MarseilleS – Marseille au pluriel, président de Mana Nostrum, professeur associé à Polytech Marseille.
Cette question pourrait avoir l’air lunaire alors que le monde s’embrase petit à petit, que les crises majeures s’accumulent au point d’avoir la sensation d’être dans un embouteillage. Les anciens clivages se brouillent et les nouveaux peinent à donner des repères clairs. Aussi, est-il urgent de réfléchir à nommer les divergences profondes du corps politique et social, grâce à un nouveau clivage qui incarnera l’enjeu majeur du ciment des sociétés française et européenne à venir pour construire un « Nous ». Ce clivage est celui qui oppose multiculturalisme et interculturalisme.
Il est à l’œuvre dans bien des sujets d’actualité qui ne cessent de rendre abrasive la société française : conflit israélo-palestinien, émeutes en France, homophobie et antisémitisme dans certains quartiers et universités, ethno-différencialisme au détriment de la mixité, vêtements prosélytes au lycée, « wokisme », déconstruction de l’Histoire ainsi que toute la lecture de la géopolitique française depuis les décolonisations jusqu’à la Nouvelle-Calédonie. Tout est filtré par une certaine idée de la culture mémorielle et de ses « droits » plutôt que celle de l’intérêt général bien compris.
Les enjeux du clivage
La société française est donc plurielle. C’est un fait social et politique. Certains peuvent le regretter, d’autres s’en réjouir, mais c’est un fait. La question, désormais, est de savoir comment penser/panser cette pluralité et conjuguer le verbe « vouloir » du « vouloir vivre ensemble », si cher au grand Ernest Renan. Le multiculturalisme et l’interculturalisme proposent deux voies qui semblent proches dans l’analyse, mais s’opposent frontalement dans les objectifs. Les deux voies ont en commun qu’une société ouverte, démocratique et humaniste est une société où cohabitent des personnes et des groupes de cultures différentes. Elles préconisent que toutes les différences soient acceptables et acceptées. Mais les similitudes s’arrêtent là.
Cinq différences fondamentales
La première différence majeure est le rôle du cadre culturel de la société d’accueil : le multiculturalisme estime que le cadre est plus impermanent que permanent donc modifiable et négociable ; l’interculturalisme le considère comme plus permanent et valorise sa stabilité pour savoir accueillir la différence. Pour le multiculturalisme, il est l’objet d’une concurrence interne entre groupes de cultures différentes pour le changer. Pour l’interculturalisme, il est la référence à adopter, en priorité, pour s’y adapter.
La deuxième différence essentielle est dans le rapport aux droits : le multiculturalisme estime que le droit à la différence n’est qu’une étape appelant nécessairement la différence des droits, pour les minorités présentes voire celles du passé. L’interculturalisme ne promeut que le droit à la différence, comme seule condition de la réciprocité entre les acteurs dans une société. Cela implique donc un désaccord profond sur la vision de la liberté : individuelle et personnelle pour l’interculturalisme, communautaire et grégaire pour le multiculturalisme.
Troisième différence de taille, dans l’éducation : le clivage se manifeste à travers le combat de plus en plus marqué pour la transmission des savoirs. Dans l’approche interculturelle, les savoirs sont adossés à l’histoire et sont enrobés de mémoires, là où il s’agit de transmettre des mémoires teintées d’un certain savoir, pour la version multiculturelle.
La quatrième différence touche à la définition même du collectif. Le clivage oppose l’unicité interculturelle qui cherche l’union, en préservant les singularités et valeurs des personnes, à l’unité multiculturelle qui les efface au profit du rapport de force entre communautés.
Enfin, la cinquième différence qui les incarne toutes : la vision de la cohésion. Si vous êtes pour l’approche interculturelle, alors la cohésion n’est pas une option, elle est même une obsession. Dans l’approche multiculturelle, la cohésion est le résultat de compromis permanents et d’accommodements raisonnables négociés.
Désormais, c’est le cœur du réacteur de la culture qui fait l’objet du clivage car les revendications multiculturalistes sont exponentielles dans une France bien plus interculturelle qu’elle ne se l’imagine. L’avoir oublié détisse les liens entre Français et abîme la cohésion, il nous appartient d’y remédier en renouant avec le « faire ensemble ».
Alain Cabras
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