Il y a bientôt cent ans Albert Londres, grand seigneur du reportage, décrivait ainsi dans « Marseille porte du Sud », l’artère qui fait notre réputation et notre fierté : « La Canebière est le foyer des migrateurs. C’est le rendez-vous de tous les Français qui sont connus ailleurs qu’en France. Si vous avez un compte à régler avec un mauvais Européen qui, sur un point quelconque des grands océans, vous a vendu des poissons chinois qui sont crevés en route, achetez un gourdin, venez vous asseoir sur la Canebière et attendez ; le misérable passera sûrement un jour. Ils y passent tous. » Aujourd’hui on aurait du mal à suivre le conseil du journaliste, car les bancs sont rares et la misère prégnante. Pas un porche, pas un abri au coin d’une rue, pas une entrée de magasin fermé qui ne soit envahi par les couvertures, les sacs de couchage, les ballots de plastique des miséreux que l’immigration, le chômage, l’endettement a jetés à la rue.
Toute la ville est désormais touchée par cette gangrène et ce n’est plus par dizaines, mais par centaines, qu’il faut tenter l’impossible comptabilité du phénomène.
Du coup on assiste, ici et là, à la sédentarisation des poches de misère. Les Marseillais sont généralement généreux et pour beaucoup compatissants avec ceux qui, faute d’autres argumentaires exhibent leur embarras sous le seul chauffage qu’ils s’autorisent, la chaleur humaine et la générosité du soleil.
On croise ou on est interpellé par des hommes et des femmes encore jeunes, qui quémandent en s’excusant
Hervé Nedelec
Mais la misère contrairement à la chanson n’y est pas moins pénible. Elle désarçonne parfois comme cet unijambiste surveillé de près par celle qui est sans doute sa mère. Il pose sa prothèse chaque jour, à heures précises, à l’embouchure du métro Castellane. Plus loin un vieil homme pour lequel les épreuves ont aggravé sur son visage les marques du temps qui passe, tente un trait d’humour en réclamant sur un morceau de carton quelques pièces pour s’acheter du caviar ou une Ferrari. Ailleurs encore, on croise ou on est interpellé par des hommes et des femmes encore jeunes, qui quémandent en s’excusant, mais toute honte bue, quelques secours.
Bien sûr la maraude du Samu social qui remonte la rue de Rome, Libération ou République, pour livrer à « domicile » de quoi tenir une journée, peut rassurer, mais on ne peut que s’interroger sur l’aggravation de cette plaie. Elle risque d’empirer au sortir de la crise sanitaire, lorsque l’heure des bilans sociaux et économiques aura sonné.
Quelques-uns feront sans doute campagne, dans les prochains mois sur cette thématique pointant du doigt tous les naufragés de l’immigration, qui viennent encombrer un peu plus la cour des miracles marseillaise. Ils viennent principalement d’Afrique et des ex-dictatures de l’Est et n’ont finalement que le tort d’être né quelque part où il ne fallait pas espérer survivre. Les tribuns préconiseront l’éradication du phénomène, comme le fit en son temps Pétain ricanant avec ses complices (Archives de l’Ina) lorsqu’on lui annonça le dynamitage du Panier.
Benoît Payan, le jeune maire socialiste et partie de ses élus, ont répété à l’envi depuis qu’ils sont aux affaires qu’ils allaient déclarer « la guerre à la misère ». Ils ont pour l’heure privilégié quelques actions symboliques qui portent, selon eux, l’espoir qu’ils disent vouloir incarner. Ainsi en rendant hommage à Ibrahim Ali, assassiné par des nervis du FN, la municipalité a signifié qu’il n’y avait pas de grandes ou petites victimes de l’extrémisme, mais une innocence qu’il fallait protéger ou installer dans la mémoire collective. Comme elle a exprimé, avec détermination, sa solidarité avec ceux qui, comme SOS Méditerranée, viennent au secours des victimes de l’exode.
Il faudra plus qu’un plan d’urgence pour réparer ceux qui tous les jours tendent leur main
Tout cela est louable, mais il faudra plus qu’un plan d’urgence pour réparer ceux qui tous les jours tendent leur main, fouillent nos poubelles, recherchent le soir venu l’ombre où ils pourront grapiller quelques heures à la nuit.
L’abbé Pierre disait que « le contraire de la misère n’est pas la richesse mais le partage ». On veut croire que les nouveaux élus vont s’engager au-delà d’incantations généreuses, sur cette voie-là. Mais le programme est vaste, lorsque l’Insee rappelle que 200 000 Marseillais vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Comment agir utilement pour ceux qui vivent dans l’extrême dénuement, le danger sanitaire, l’insécurité quotidienne ? L’Etat, la Région, le Département ont l’impérieux devoir de s’associer urgemment à la municipalité de Marseille, si l’on ne veut pas aboutir, ici et maintenant, à une situation que l’on ne croyait envisageable que dans les pires ghettos de la planète. « Mes amis, au secours une femme vient de mourir gelée cette nuit, à 3 heures, sue le boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel avant-hier on l’avait expulsée ». Cet appel de détresse du fondateur d’Emmaüs, c’était il y a 67 ans sur les ondes de RTL. On pourrait encore l’entendre demain à Marseille.