Cette incertitude est source de défiance, de rébellions, de repli. Comment reconstruire une communauté, une entreprise, une nation, un monde après un tel choc d’incertitude… celui de la Covid 19 ?
Laurent Dousset : La réponse à cette question découle, en partie du moins, des principes généraux que je viens de résumer. La défiance, le repli, ou les rébellions sont les conséquences générales d’incertitudes qui se transforment en crises sociales et en fractionnements. Mais ces phénomènes sont aujourd’hui accélérés et accentués par les deux raisons principales que j’ai évoquées et qui rendent un consensus et un processus de résolution difficile, à savoir la délégitimation progressive de toute forme de pouvoir officiel ou statué et la nécessité d’identifier la culpabilité, conditionnée par le fait que l’incertitude est considérée davantage comme sociale que sanitaire à proprement parler. Parce que l’envergure des crises est importante et généralisée, la reconstruction est difficile, surtout si nous entendons par reconstruction la remise en place d’un état antérieur. Les espoirs d’un retour « à la normale », de « revenir vers la vie d’avant », sont explicites. Pourtant, ce retour est impossible pour la simple raison que toute incertitude produit, de manière quasi mécanique, des transformations sociales, et que ces dernières sont souvent, pour ne pas dire toujours, irréversibles.
Ces phénomènes sont aujourd’hui accélérés par la délégitimation progressive de toute forme de pouvoir officiel et la nécessité d’identifier la culpabilité
Laurent Dousset
Pour ces raisons, je m’éloigne maintenant d’un discours qui a été produit par l’analyse des faits sociaux et culturels pour m’aventurer dans l’expression d’opinions plus personnelles. En effet, si les scientifiques sont capables d’étudier les situations et les logiques sociales, et qu’ils peuvent les mettre à disposition des « décideurs » de tout niveau pour que leurs choix soient informés, nous ne sommes toutefois guère armés pour produire des conseils parfaitement objectifs qui permettraient d’orienter de manière précise le futur. Une part de subjectivité et de parti pris est inéluctable dans ce contexte. Ceci étant dit, identifier le problème contribue souvent aussi par moitié à sa solution. Je me permets de ce fait de proposer deux suggestions qui me semblent importantes à considérer.
Il est indispensable de faire émerger des moments et des lieux dans lesquels l’élicitation, l’explicitation des possibles peut s’exprimer
Laurent Dousset
Parce que l’élicitation — c’est-à-dire la prise de distance et la théorisation par les acteurs sociaux eux-mêmes des normes et valeurs sociales — est indispensable à toute résolution d’incertitude, il me semble indispensable de faire émerger des moments et des lieux lors et dans lesquels cette élicitation est possible et mise en œuvre. Je rappelle que l’élicitation est un processus qui interroge les raisons et les manières d’être de pratiques et de croyances ou valeurs qui n’ont habituellement ni besoin d’être explicitées, ni même d’être pensées. Il s’agit d’interroger les évidences afin de mesurer leur capacité à répondre ou même à résoudre l’incertitude, mais aussi d’évaluer la nécessité de leur maintien ou de leurs transformations. Il s’agit ainsi de remplacer les principes d’un changement social subit, souvent de manière implicite et inconsciente, en un changement social produit et actif. Cette mise à plat de l’organisation sociale permet, sous certaines conditions sur lesquelles je reviens, des consensus qui fondent les appartenances et qui créent du sens. Or, le sentiment d’appartenance à un ensemble de certitudes (normes, règles et valeurs) ainsi produites est la condition essentielle à la capacité reconstructive et adaptative.
Comment remplacer les principes d’un changement social subit, souvent de manière implicite et inconsciente, en un changement social produit et actif ?
Laurent Dousset
Cependant, la mise en place de ces moments et lieux d’élicitation, qui doivent, dépassant l’incertitude originelle, produire du sens et une raison d’appartenance, n’est pas chose facile. À mon sens, elle ne peut, dans l’état actuel de nos sociétés, avoir lieu au niveau national, ni même régional. Elle doit nécessairement se situer au niveau d’une granularité fine et proche des personnes : celui d’une association, d’un quartier, d’une entreprise, de la famille… Mais elle doit alors aussi tenir compte d’une contrainte et d’une conséquence. La contrainte est que les acteurs contribuent et construisent des appartenances multiples — on appartient à la fois au club de pétanque, à une famille, à une entreprise, à un genre, à un quartier… — et qu’ils doivent nécessairement rendre compatibles, ou mieux encore complémentaires, ces différentes appartenances et leurs systèmes de sens. Si l’élicitation produit des transformations sociales, ces dernières risquent de ne pas être identiques, d’une granularité à une autre, et peuvent évoluer dans des directions différentes et même opposées.
Il y a un risque de stabilisation et même de renforcement des fractionnements produits par la crise sociale
Laurent Dousset
La conséquence, d’autre part, est le risque de stabilisation et même de renforcement des fractionnements produits par la crise sociale. Des oppositions entre groupes, entités spécifiques ou même des villes ou régions entières se durcissent alors sous l’effet du processus de l’élicitation et de la reconstruction-transformation. Ce durcissement est probablement inévitable. En d’autres termes, ce qui me semble utile, pour ne pas dire urgent, est la production de sens qui répond à la raison d’être sociale dans son ensemble et non juste à la réponse immédiate et limitée à la question qui a causé l’incertitude. C’est ce sens, et le sentiment d’appartenance qui en découle, qui permettront de repenser les conditions matérielles d’existence et de production. Ce sens produit doit être au plus proche des acteurs et doit ainsi émerger au sein d’enseignes de proximité réelle.
Ce sens produit doit être au plus proche des acteurs et doit émerger au sein d’enseignes de proximité réelle
Laurent Dousset
Que ce sens retrouvé localement puisse coloniser des niveaux plus généraux, voir le monde entier, est une autre question encore, au sujet de laquelle je ne peux offrir que l’expression de mes doutes. La mondialisation des échanges économiques continuera probablement à se développer d’une manière ou d’une autre, même si des réindustrialisations régionales et nationales auront sans aucun doute lieu. La globalisation des manières de faire et de penser — d’être en société — me semble cependant devoir subir un frein considérable dans ce contexte, et la régionalisation culturelle, déjà en cours avant la COVID-19, ne s’en verra que renforcée. Nous allons devoir apprendre encore davantage à comprendre et à vivre avec les différences.