Rassemblés à l’initiative de l’Institut Veblen et de sa conseillère scientifique, Jézabel Couppey-Soubeyran (invitée d’honneur lors des 2e Rencontres de la finance verte et solidaire organisées par Gomet’ Media fin 2024), 240 chercheurs européens, principalement économistes, alertent dans une lettre ouverte adressée à la Commission européenne le 5 février et relayée ici, sur les dangers du projet Omnibus préparée par la Commission européenne, qui prétend « simplifier » trois textes clefs encadrant la responsabilité des entreprises – CSRD, CS3D et taxonomie. Voici leur propos.
La dérégulation n’aidera pas l’Europe à bâtir son autonomie stratégique
« Alors que souffle déjà un grand vent de dérégulation de l’autre côté de l’Atlantique, la Commission européenne s’apprête à propulser l’Europe dans le même mouvement avec un projet de loi dit « Omnibus », qui risque de défaire un cadre réglementaire de durabilité longuement négocié. Le contenu précis de la proposition ne sera pas connu avant le 26 février, mais au moins trois textes clefs semblent directement visés : la directive Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) sur le reporting de durabilité des entreprises, celle sur le devoir de vigilance (CSDDD) ainsi que la taxonomie verte. Ces trois textes complémentaires forment la base d’une politique visant à orienter l’économie européenne vers les objectifs climatiques et de durabilité. À peine adoptés, ils risquent aujourd’hui de se voir détricotés ou fusionnés au sein de « l’Omnibus », et potentiellement vidés de leur substance.
De plus, la proposition ne semble être qu’une première étape dans une vague de déréglementation plus large demandée par des groupes d’intérêt avec le soutien de plusieurs États membres. Par exemple, le gouvernement français a produit une longue liste comprenant le secteur bancaire (Bâle III, normes ABE, titrisation), l’industrie chimique (règlement REACH) et le règlement d’exemption pour l’agriculture et la sylviculture (AFER). Simultanément, la Commission a lancé une « Boussole de la compétitivité pour l’UE » dans laquelle nombre de ces mesures sont mises en exergue.
Contrairement à ce que laisse entendre la rhétorique habituelle qui consiste à opposer réglementation et compétitivité, une telle dérégulation n’aidera pas l’Europe à bâtir son autonomie stratégique ni à relever les autres défis majeurs auxquels nous faisons face. Les entreprises ne gagneront pas en compétitivité en fermant les yeux sur les bouleversements écologiques qui menacent autant leurs propres modèles d’affaires que la société dans son ensemble. Beaucoup sont, au contraire, désireuses d’accélérer la transition écologique.
Réindustrialisation et action climatique doivent aller de pair
Nous, chercheurs et universitaires signataires de cette lettre ouverte, hautement conscients que les questions économiques et écologiques ne peuvent plus être disjointes, demandons à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et à son vice-président exécutif Stéphane Séjourné, de ne pas renoncer aux objectifs du Pacte vert européen, ni de les revoir à la baisse. Réindustrialisation et action climatique doivent aller de pair.
Le rapport Draghi (septembre 2024) et avant lui le rapport Letta (avril 2024) ont grandement contribué à faire réaliser l’ampleur des investissements nécessaires pour que l’Europe bâtisse son autonomie stratégique et réalise sa transformation écologique. Cependant, ils avancent un argument qui nous semble fallacieux et que l’on retrouve dans le débat actuel sur l’Omnibus : le « fardeau réglementaire » empêcherait l’Europe d’être innovante et de s’affirmer dans la compétition mondiale autour des technologies décarbonées.
Or si l’Europe a pris tant de retard dans la décarbonation, par exemple, du secteur automobile, c’est au contraire parce que le cadre réglementaire était trop faible pour orienter l’industrie vers une trajectoire de transformation. Laissées à elles-mêmes, les entreprises n’ont pas su ou voulu anticiper les défis. De la même façon, ce n’est pas le fardeau réglementaire mais l’insuffisant investissement dans les énergies renouvelables et dans l’adaptation des réseaux qui explique notre vulnérabilité actuelle face à la volatilité des marchés de l’énergie. C’est aussi le manque (et non l’excès) de régulation sur les marchés à terme gaziers et pétroliers qui rend cette volatilité excessive.
Projet Omnibus : des critiques du « fardeau réglementaire » exagérées voire caricaturales
Ces critiques du « fardeau réglementaire » et de la « bureaucratie » qui s’expriment actuellement dans le débat nous semblent exagérées voire caricaturales, et relèvent plutôt de la rhétorique des lobbies des entreprises dont le modèle économique est menacé par les politiques de transition. La Commission européenne elle-même, dans une étude d’impact réalisée en amont de la directive sur le devoir de vigilance, affirmait clairement que la CSDDD contribue à renforcer la compétitivité des entreprises européennes. Quant à la CSRD, elle laisse aux entreprises beaucoup de flexibilité dans le choix de l’information qu’elles jugent pertinente pour leur activité.
Le résultat de la dérégulation qui se profile risque d’être une baisse du niveau des ambitions climatiques, bien plus qu’un surplus d’investissements. Ces normes de durabilité sont un atout stratégique pour l’Europe dans la diplomatie climatique. Y renoncer l’en priverait. Elles permettent aussi d’installer des protections face aux concurrents, américains et chinois notamment, qui ont accès à nos marchés sans appliquer les mêmes exigences réglementaires. Y renoncer rendra l’Europe plus fragile. En outre, le devoir de vigilance s’applique à toute la chaîne d’approvisionnement et pas uniquement à l’UE ; il n’est donc pas vrai qu’il handicape la compétitivité des entreprises européennes face à leurs concurrents.
Les entreprises ont surtout besoin que le cap soit maintenu
Dans l’océan actuel d’incertitudes sur les plans économique et géopolitique, les entreprises ont surtout besoin que le cap soit maintenu, pour élargir au long terme leur horizon de navigation, et grand besoin aussi que la transition accélère pour réduire les risques auxquels le dérèglement climatique les expose. Les entreprises de tous les secteurs d’activités, y compris financières, sont toujours demandeuses de stabilité réglementaire et de vision stratégique à moyen et long termes. Défaire le cadre actuel ajoutera de l’instabilité et les empêchera de réaliser leurs investissements de long terme. Le Commissaire européen au Climat, à la Neutralité carbone et à la Croissance propre, Wopke Hoekstra, l’a d’ailleurs rappelé dans une interview récente : « L’une des principales critiques des entreprises est : arrêtez de changer de cap tous les six mois ».
L’Europe et ses entreprises auraient beaucoup plus à perdre qu’à gagner si, par le biais de cette loi omnibus, se trouvait défait le cadre grâce auquel elles commençaient à piloter leur transition. L’Europe doit affirmer un modèle économique sûr pour ses entreprises et ses citoyens, à rebours d’autres puissances mondiales qui, elles, font le choix du chaos. La Commission européenne doit donc maintenir le cap de la transition et ne pas céder au chant des vieilles sirènes. »
Parmi les signataires (liste complète ici) on trouve :
- Manuel Branco, professeur à l’Université d’Évora, Portugal
Jézabel Couppey-Soubeyran, Maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, France
Clement Fontan, professeur à l’Université catholique de Louvain, Belgique
Martijn Jeroen Van Der Linden, professeur à The Hague University of Applied Sciences (THUAS), Pays-Bas
Francesco Lamperti, professeur à Sant’Anna School of Advanced Studies, Pise, Italie
Helena Lopes, professeure à l’ISCTE- University Institute of Lisbon, Portugal
Michał Możdżeń, assistant professeur à la Krakow University of Economic, Pologne
Timothée Parrique, chercheur à l’HEC, Université de Lausanne, Suisse
Helge Peukert, professeur à l’University of Siegen, Allemagne
Christina Reimann, maître de conferences à l’University of Gothenburg, Suède
Jay Rowell, directeur du Centre Marc Bloch, Allemagne
Laurence Scialom, professeure à l’Université Paris Nanterre, France
Romain Svartzman, chercheur à l’Institute for European Policymaking à l’Université Bocconi, Italie …
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