« Je ne crois pas que Marseille soit une narcoville ». Laurent Lhardit, député (PS) de Marseille avait récemment défendu ce point de vue devant nos confrères de Radio Maritima.
Il avait expliqué que l’expression était plus adaptée à certaines villes du monde où justice, police, hommes politiques étaient corrompus par ce trafic. Lors des récentes questions d’actualité au gouvernement il a interpellé Michel Barnier, Premier ministre, en évoquant le meurtre épouvantable à Marseille d’un chauffeur de VTC. Un homme de 36 ans, bon père de famille, admiré dans le milieu sportif et connu pour son ardeur au travail, abattu d’une balle dans la nuque par un gamin de 14 ans. La victime aurait refusé de déposer l’assassin – un « shooter » selon l’expression désormais utilisée (1) – dans une cité, après avoir compris que ce dernier se rendait sur les lieux pour un « contrat ». Quelques milliers d’euros promis par un commanditaire actuellement en prison, selon les premiers éléments de l’enquête, qui se réclamait d’une des deux bandes se partageant le trafic de stupéfiants dans la cité phocéenne et au-delà.
Lhardit a dit, avec les mots justes, l’émotion et la stupéfaction qui ont percuté l’opinion. Il interpellait le chef du gouvernement parce qu’il attendait une réponse qui prenne en compte une transversalité opérationnelle nécessaire pour affronter une situation complexe. Elle exige une mobilisation de la justice et de la police qui est patente depuis plusieurs mois déjà, mais doit convoquer aussi d’autres secteurs directement ou indirectement concernés : l’école, la famille, l’économie, les responsables confessionnels… C’est le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau qui a répondu à l’élu marseillais. Quelques maigres phrases qui n’engageaient en rien celui qui a succédé à Gérard Darmanin. Restent donc, pour l’heure, la peine infinie qui a saccagé une famille et des amis et mille questions sans réponse.
Marseille : « vivante et riche de cultures, mais pauvre et violente. »
Parmi celles-ci : Marseille est-elle définitivement condamnée à ces turpitudes liées à des truands, petits ou gros qui nourrissent depuis des décennies son histoire, voire sa mythologie ?
Alain Guillemin qui a travaillé sur cette thématique, en décryptant le polar qui s’y abreuve, décrivait en son temps Marseille comme « une ville cassée, une ville en crise, une ville où la pègre est active et puissante ; une ville de contrastes, vivante et riche de cultures, mais pauvre et violente. » La cité, carrefour de tant de désespérances, a avec ses ruelles sombres, ses quartiers crasse, sa criminalité endémique, inspiré depuis la fin du dix-neuvième siècle bien des plumes.
Dans ce cloaque où prospéraient toutes les perditions les Mac Orlan, Cendrars, Londres, puis les Simenon, Dard, Malet, avant les Carrese, Izzo, Thomaseau et autres Pujol (2), ont trouvé l’encre écarlate qui envahirait leurs pages blanches. La réalité qui faisait la fiction fournissait aussi des noms pour figurer au panthéon sombre du grand banditisme et aggraver la mauvaise réputation de la ville : de Spirito à Carbone, de Guérini au Belge ou Zampa, des frères François à Barressi et Campanella. Certains autour du Vieux-Port se sont longtemps délectés de cette « tradition » à la fois honteuse et tentante, à la manière de ces insulaires qui tiennent à garder leurs immatriculations corses sous prétexte qu’elles sont dissuasives.
Il fut un temps où on menaçait, pour rire évidemment, l’interlocuteur ignorant des mœurs locales, en lui promettant des « bottes en ciment » ou les « motos d’Endoume ». Traduisez ; ces victimes qu’on lestait lourdement avant de les jeter dans une crique discrète ou le juge Michel abattu par deux motards sur le boulevard Michelet.
Deuxième question : les temps ont-ils tellement changé pour qu’on en vienne, aux comptoirs des bars, à regretter la « belle époque des caïds », des proxénètes, de la french connexion, d’une jungle limitée à quelques quartiers et s’auto-régulant à l’arme de poing ? Là encore, mais différemment, s’est installée une nouvelle imagerie plus proche des mangas ou des jeux-vidéos que des productions du Fleuve noir.
On tague dans les esprits les noms de nouvelles factions, Yoda et la DZ Mafia. La première a tiré son nom de Star Wars. La seconde fait référence à la mafia marocaine dont elle s’inspire. L’ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône, Frédérique Camilleri, a parlé lors d’une conférence de presse de l’émergence «d’un nouveau monde ».
Selon les responsables de la justice et les policiers au contact sur des terrains éminemment anxiogènes, ces nouveaux « boss » de la narco-économie enfreindraient toutes les règles, que peu ou prou respectait l’ancien milieu. On ne se dispute plus un pouvoir mais un territoire. On ne passe pas par l’apprentissage d’une activité illicite, on « ensauvageonne » des minots pour en faire des tueurs selon l’expression de Sébastien Greneron, secrétaire départemental du syndicat Alliance.
Fait aggravant, la prison loin d’être dissuasive n’empêche rien
On n’accorde aucun prix à la vie ou à l’âge des victimes ou des tueurs, on se mobilise pour faire grossir un magot et vivre à l’abri loin de Marseille et de la France. Tout ça avec le triomphe dans ce paysage volcanique des réseaux sociaux et des armes de guerre lourdes. Fait aggravant, la prison loin d’être dissuasive n’empêche rien et peut même valoir à ceux qui y séjournent un brevet de caïdat. Les Beaumettes ou Luynes ne sont pas les « clubs méditerranée » que décrivait naguère un syndicaliste de la pénitentiaire, mais cette « école du crime » désignée par un magistrat. Rien de nouveau dira-t-on sous le soleil marseillais. Mais des nuances flagrantes et une publicité accrue par l’information en continu qui diffuse régulièrement une comptabilité morbide.
Troisième question : pourquoi cette population jeune et décervelée grossit les troupes criminelles à Marseille ? Il faut d’abord faire un sort à une affirmation. La ville n’a pas le monopole de cette nouvelle donne même si trop souvent elle « crie trop fort » comme lui reprochait une chanson. Partout en France, de la Seine-Saint-Denis, à Grenoble, de Toulouse à Cavaillon, de Lille à Nice, les faits divers relatent l’implication d’individus de plus en plus jeunes dans des événements d’une extrême brutalité. Les violences urbaines de l’été 2023 ont vu partout en France des hordes adolescentes piller, saccager, affronter… et relayer leurs actes en images comme autant de trophées sur les réseaux sociaux. Un élément rapproche par contre chacun de ces constats : l’humus de la pauvreté, du mal-vivre, de l’habitat indigne, de la déperdition de l’autorité parentale, de l’absence de politique adaptée, de l’échec scolaire, favorise l’éclosion et la croissance des territoires où sévit le narcotrafic.
Les collectivités territoriales ont l’impérieux devoir de réunir leurs forces et leurs moyens avec l’Etat pour faire face à ce phénomène contemporain. Quelques observateurs disent vouloir s’inspirer de villes qui ont réussi ce pari. On cite volontiers New York ou Chicago qui ont fini par se débarrasser un temps de leur séculaire mauvaise réputation. Il convient d’introduire ici un bémol. Avec la crise sanitaire du Covid, nombreux dans ces mégalopoles sont ceux qui ont été jetés à nouveau à la rue. Et les trafics ont repris sur ce terreau-là.
C’est donc un vaste programme après les opérations « coups de poing », largement médiatisées, qui attend ceux qui ont en charge, à Marseille, l’avenir d’une génération en péril. On comprend que M. Barnier, pressé par d’autres urgences, n’ait pas esquissé le début d’une réponse à la question d’actualité de M. Lhardit.
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(1) Il faut lire L’enquête sur le nouveau phénomène des Shooters de Décugis, Gautronneau et Pham-Lê chez Flammarion
(2) L’association Marseille et moi propose le mercredi 13 novembre à 18h30 au Mund Art (Rue de la Joliette) une Conférence-Débat sur le thème des quartiers frappés par le narcotrafic, avec le procureur de la République Nicolas Bessone, Amine Kessaci, président de l’association Conscience et Philippe Pujol, prix Albert Londres, auteur des « Cramés ».