Le rapport de la Cour des comptes sur la Compagnie Nationale du Rhône est passé inaperçu lors de sa parution début 2022. À part quelques mentions dans la presse spécialisée, malgré son contenu très critique, il est resté confidentiel. Ce travail approfondi portant sur la gestion de 2012 à 2020 de la concession du Rhône a été délibéré par la Cour des comptes, le 23 juillet 2021, les parties ont transmis leurs réponses en décembre (voir ci-dessous celle d’Engie) et la publication s’est faite début 2022.
La cour présidée par Pierre Moscovici fait trois types de remarques :
- Des préconisations de gestion comptable et de transparence des comptes.
- Un bilan économique de l’exploitation sur les huit années.
- Et enfin un examen des conséquences de la prolongation de la concession, sans appel d’offres jusqu’en 2041.
L’instance formule aussi deux recommandations incontournables de la Cour des comptes qui sont acceptées par la Compagnie et ses actionnaires :
- Produire un compte de la concession conforme au cahier des charges générales.
- Inscrire dans le projet de neuvième avenant au contrat de concession une clause de revoyure.
Rappels historiques. La Compagnie Nationale du Rhône est une vieille dame voulue par le maire de Lyon, Édouard Herriot. Elle a été créée en 1933 et a mis en place des équipements lourds de gestion du fleuve, de Genève à la Méditerranée. La concession du Rhône fut accordée par l’État à CNR pour une durée de 75 ans pour l’aménagement et la valorisation du fleuve avec trois missions solidaires : production d’hydroélectricité, navigation et irrigation. À la libération, EDF devient l’opérateur énergétique de la CNR qui achève l’aménagement du Rhône avec 19 centrales hydroélectriques et 14 écluses à grand gabarit entre Lyon et la Méditerranée.
En 2000, dans le cadre de l’ouverture du marché énergie de l’énergie, des négociations complexes, longues, aboutissent à la cession en 2003, de presque la moitié (49,97 %) du capital de la CNR à un opérateur privé de ce secteur (Electrabel, alors filiale de Groupe Suez Lyonnaise devenu Engie (1), avec une régulation financière différente de celle qui s’appliquait à EDF.
Ce passage à une gestion privée avait inquiété en région Provence Alpes Côte d’Azur. Michel Vauzelle, l’ancien président socialiste du conseil régional avait organisé un colloque fin 2000. Il avait averti haut et fort : « Nous ne voulons pas être mis devant le fait accompli. La CNR a toujours regardé l’aval avec peu d’intérêt. Les deux tiers de la ressource énergétique sont au nord de Valence. Mais la majorité des problèmes sont au Sud. » Or la CNR a, selon la Cour des comptes « des missions d’intérêt général pour la navigation, l’irrigation, l’environnement et le développement local. Des obligations d’investissement à concilier avec les intérêts des actionnaires ».
Une posture hybride
Cette posture hybride, gestion privée, outils publics et missions d’intérêt général, laisse des marges de manœuvre et donc des différences d’interprétation.
En analysant les données des années 2012 à 2020, la Cour des comptes fait un bilan sévère au regard de la vocation d’intérêt public de la Compagnie : « En définitive et malgré les variations annuelles, la photographie de la rente sur une dizaine d’années est néanmoins assez claire et peut être résumée ainsi : depuis de nombreuses années, la CNR produit en dessous de 26 €/MWh et dégage, malgré les fluctuations des prix de marché et des débits du Rhône, une rente supérieure à 15 €/MWh. »
Le mot rente irrite du côté d’Engie qui plaide les risques de l’exploitation, mais avec une force de conviction limitée. Le Rhône, ses barrages, ses turbines ne peuvent s’expatrier, les clients, les centrales nucléaires et le réseau RTE ont des besoins croissants de KW et les investissements majeurs sont amortis depuis longtemps.
Le résultat est visible dans les comptes de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et de Engie : « Les deux principaux actionnaires, qui détiennent ensemble 83 % de la CNR pour un montant d’acquisition de 750 millions inscrits (M€) à leurs bilans respectifs, ont reçu 1,23 milliard de dividendes en seize ans. À ce montant, il convient d’ajouter 206 M€ de capitaux propres de la filiale CN’Air entièrement financés par sa maison mère et 475 M€ de trésorerie qui peuvent encore être distribués. »
C’est ce qui s’appelle une rente ou une « vache à lait ». L’expression peut paraître triviale, mais elle désigne en analyse stratégique, selon la matrice dite BCG, « les produits les plus rentables de l’entreprise qui détiennent une forte position concurrentielle sur un marché en faible croissance et/ou arrivé à maturité. Elles nécessitent peu d’investissements nouveaux pour se maintenir et assurent le profit immédiat de l’entreprise. » Et les conseils en stratégie invitent à utiliser ces excédents de liquidités pour financer « les vedettes », les produits et services innovants qui tracent l’avenir.
La CNR a versé aux actionnaires 67% de son résultat net
Tout est dans cet équilibre que doit tenir la Compagnie rhodanienne. Elle a investi dans les énergies renouvelables avec sa filiale CN’Air, mais la priorité est aux dividendes. La Cour des comptes relève ainsi que « la politique de distribution décidée par les actionnaires principaux, Engie et CDC, et appliquée de manière constante sur la période de concession, a consisté à verser aux actionnaires 67% du résultat net. »
Dans la synthèse de son rapport la Cour pointe les énormes excédents : « la CNR est demeurée une entreprise particulièrement rentable pour ses actionnaires qui ont reçu plus de 1,5 milliard d’euros de dividendes depuis 2003. L’État a, pour sa part, reçu près de 2,3 milliards d’euros de redevances sur la même période. » Une rente qui ne bénéficie pas au consommateur final alors que la production à bas coût du Rhône devrait faire baisser le prix du mix énergétique français, donc la facture des particuliers. « Les usines hydroélectriques du Rhône, note la Cour des comptes, produisent de l’électricité à un coût complet moindre que la plupart des autres moyens de production exploités en France et dégagent des surplus, qui bénéficiaient, avant l’ouverture du marché de l’électricité, à l’État et aux collectivités locales riveraines, mais aussi aux consommateurs d’électricité en raison de l’existence de tarifs réglementés qui reflétaient les coûts moyens de production d’EDF (…) . Depuis le début du contrat de concession, en 2003, le résultat net après impôt a représenté une rémunération moyenne des capitaux engagés de 24% et les dividendes versés, une rémunération moyenne de 16% ».
Une prolongation, jusqu’en 2041, très rentable
Le second volet critique de la Cour des comptes porte sur la prolongation de la concession sans appel d’offres mais avec 500 millions d’euros d’études et de travaux. Les calculs de rentabilité sont complexes tant les variables sont nombreuses : de la météo rhodanienne pour le cours du fleuve à la météo européenne pour la demande d’énergie en passant par les travaux d’aménagement prévus, résilié ou non et l’inflation, les aficionados de la comptabilité ou du bilan peuvent se référer au texte complet. La Cour, dans sa sagesse, demande une clause de revoyure pour s’adapter aux mutations prévisibles ou imprévisibles. L’actuelle crise énergétique doit par exemple, à l’évidence, induire des révisions et des répartitions du bonus rhodanien.
Dans leur réponse la CNR et Engie plaident pour une prise en compte du risque de l’exploitation : l’exploitation de la concession comporterait des risques majeurs supportés intégralement par la CNR et ses actionnaires : risque des tarifs, risques industriels, risques météorologiques… Ce qui justifierait une rémunération conséquente de l’actionnaire. Chacun jugera (Voir ci-dessous la réponse d’Engie).
Le rapport pointe la gratuité surprenante de la prolongation au regard de sa rentabilité : « pour entrer au capital d’une entreprise dont le principal actif, en termes de flux de trésorerie, était un contrat de concession d’une durée résiduelle de 20 ans, Engie et CDC ont payé un prix déterminé sur la base d’une valeur calculée en 2003 et sans garantie de prolongation au titre des circonstances imprévisibles. Si l’assurance d’un contrat allant jusqu’en 2041 avait été donnée à l’époque, la valeur aurait été calculée à partir d’une durée totale de concession de trente-huit années. Du fait de cette prolongation, les sociétés actionnaires bénéficieraient donc d’une durée de contrat multipliée quasiment par deux alors même que, durant la période 2003-2019, ils ont déjà bénéficié de revenus importants générés par ladite concession, au point d’avoir été remboursées de leur achat initial en moins d’une dizaine d’années… ».
La CNR joue profil bas et n’a pas souhaité s’exprimer sur ce rapport et suite à notre demande d’entretien, nous indique ne pouvoir « répondre favorablement » à nos interrogations. « En effet nous écrit Béatrice Ailloud, responsable des relations presse et médias, la CNR n’a pas vocation à commenter un rapport de la Cour des comptes. Nous pouvons juste vous dire que les deux recommandations qu’elle a formulées, relatives à la production d’un compte de la concession conforme au cahier des charges, et de l’instauration d’une « clause de revoyure » – permettant d’ajuster sur la durée de la prolongation les paramètres économiques et financiers -, ont été prises en compte dans l’article 7 de la loi « Aménagement du Rhône », promulguée le 28 février dernier. »
Dont acte.
La CNR associée au grand port fluvio maritime
Ces questions sont sur la table au moment où le président de la République lance la création d’un grand port fluvio-maritime allant de Marseille à Lyon . À la direction du Grand port maritime (GPMM), on confirme que la Compagnie nationale du Rhône fait partie des parties prenantes du projet. Élisabeth Ayrault, présidente du directoire de la Compagnie nationale du Rhône pendant huit ans de 2013 à 2021, actuelle présidente par intérim du Conseil de surveillance du GPMM, est chargée aux côtés du directeur du Port de Marseille Hervé Martel, de travailler sur le projet fluvio maritime en particulier sur sa gouvernance. Elle a été membre du Conseil de surveillance du Grand port maritime de Marseille, dont elle a présidé le comité d’audit jusqu’en 2018. Elle est l’auteur d’un ouvrage préfacé par Erik Orsenna, Les Leçons du Rhône : Que serions-nous sans les fleuves ? paru chez Actes Sud. Si ses choix de gestion sont interrogés par la Cour des comptes, son engagement pour les fleuves et leur devenir est constant. Elle est connue à Lyon pour ses combats en faveur de la biodiversité et de la protection des fleuves, et son engagement au sein de l’association Initiatives pour l’avenir des grands fleuves (IAGF) présidée par Erik Orsenna, membre de l’Académie française.
Dans une interview à nos confrères de la Gazette de Montpellier, elle déclarait en 2021 : « Avec le réchauffement climatique, l’équilibre sera de plus en plus dur à trouver. Les conflits d’usage vont augmenter, notamment avec la fonte des glaciers. Le Rhône va perdre sa principale source. Aujourd’hui, cette fonte accélère et soutient le débit du fleuve, mais nous vivons à crédit. Le Rhône perdra 10 à 40 % de son eau d’ici à 2050. C’est préoccupant. D’autant qu’à la question des volumes s’ajoute celle de la saisonnalité avec un problème d’étiage en été. »
À l’heure où l’on veut relancer la navigation fluviale, qui plafonne à trois millions de tonnes, l’opérateur rhodanien est évidemment concerné : il gère la navigation et il a les moyens financiers récurrents pour contribuer aux aménagements de ce nouvel axe rêvé depuis longtemps à Lyon et à Marseille dans la perspective de création d’un mythique « grand delta ». Rappelons qu’Hédouard Herriot dans le schéma de développement initial de la CNR fixait trois objectifs : « financer par la vente d’hydroélectricité les aménagements nécessaires pour sécuriser la navigation sur le Rhône et irriguer les terres agricoles qui le bordent ».
Depuis l’impératif de transfert de marchandises de la route vers le fleuve est devenu une urgence climatique. Le transport d’une tonne de marchandises par voie fluviale génère en moyenne quatre fois moins d’émissions de CO2 que par la route et consomme cinq fois moins de carburant. Au-delà du devenir d’un aménagement majeur, le rapport de la Cour des comptes devrait amorcer un débat nécessaire sur les biens communs que sont les fleuves, leurs barrages, leur énergie et leurs ressources.
Document source : le rapport de la Cour des comptes sur la CNR
(1) Engie a réalisé un chiffre d’affaires en 2021 de 57,9 milliards d’euros et a dégagé un Ebitda de 10,6 milliards d’euros. Le résultat opérationnel courant est à 6,1 milliards d’euros avec un résultat net part du groupe de 3,7 milliards d’euros.