Lundi 14 octobre 2024, l‘Académie royale des sciences de Suède a décerné le prix dit Nobel d’économie (1) aux trois chercheurs Daron Acemoglu (turco-américain, professeur au Massachusetts Institute of Technology, USA), Simon Johnson (américain de la même institution) et James A. Robinson (Université de Chicago, USA) pour leurs “études sur la manière dont les institutions se forment et affectent la prospérité.
Les lauréats de cette année en sciences économiques ont démontré l’importance des institutions sociétales pour la prospérité d’un pays. Les sociétés où l’État de droit est défaillant et où les institutions exploitent la population ne génèrent pas de croissance ni de changement positif. Les recherches des lauréats nous aident à comprendre les différences entre les institutions inclusives ou institutions exploiteuses.
Après avoir donné la parole à Alain Trannoy, nous sommes heureux de publier le point de vue de Cecilia García-Peñalosa, professeur (CNRS) à Aix Marseille School of Economics (AMSE) et directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Cette chronique a été publiée initialement sur le site de l’AMSE.
Nobel d’économie 2024 : les institutions, source de prospérité économique
Le 14 octobre, l’économiste turco-américain Daron Acemoglu (MIT), le politologue et économiste britannique Simon Johnson (MIT) et l’économiste britannique américain James A. Robinson (Université de Chicago) ont reçu le Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel 2024 « pour leurs études sur la formation des institutions et leur impact sur la prospérité ». Acemoglu est seulement le troisième lauréat Nobel de nationalité turque, après les prix décernés au biologiste Aziz Sancar en chimie en 2015 et à Orhan Pamuk en littérature en 2006. Les trois lauréats ont étudié au Royaume-Uni, mais ont passé la majeure partie de leur carrière dans des universités américaines.
Ce prix fait suite à celui décerné l’année dernière à la professeure de Harvard, Claudia Goldin, et souligne l’importance croissante que l’origine de toutes les formes d’inégalités a acquise dans notre profession. L’économie, semble nous dire le comité Nobel en science économique, ne concerne pas seulement l’allocation efficace des ressources, mais aussi les implications de cette allocation pour l’équité. Le prix reçu par C. Goldin récompensait son travail sur diverses formes d’inégalités entre hommes et femmes, des inégalités qu’elle a documentées en utilisant des données remontant au XIXe siècle. Les lauréats de cette année ont travaillé sur les inégalités entre pays, en approfondissant notre compréhension des raisons pour lesquelles il existe des différences persistantes dans les niveaux de revenu (par habitant) et en plaçant au centre de leur explication les institutions, qui dans de nombreux cas, selon eux, ont été façonnées par notre passé colonial.
Que de bonnes institutions entraînent la prospérité économique semble évident, et un prix Nobel en économie avait déjà été décerné à Douglas North en 1993 pour avoir mis en avant cette relation. Le problème est qu’une corrélation dans les données pourrait capter non pas l’effet des institutions sur la production, mais le fait qu’à mesure qu’une économie s’enrichit, elle peut se permettre de dépenser davantage pour construire de bonnes institutions. Dans l’un de leurs articles les plus cités, les lauréats ont montré que l’on peut expliquer la répartition actuelle des revenus entre pays en examinant les institutions socio-économiques introduites pendant la colonisation. Ils soutiennent que lorsque les colonies étaient moins riches avant l’arrivée des Européens, ces derniers ont pu « exporter » des institutions européennes favorables à la croissance, créant ainsi un contexte institutionnel qui a fini par enrichir ces pays. En se concentrant sur ces expériences, les lauréats ont démontré qu’il existe bien un effet causal des institutions sur la croissance à long terme.
Une théorie qui fait des institutions l’élément clé pour expliquer les inégalités entre pays ne serait pas complète sans chercher à comprendre comment les institutions évoluent. D. Acemoglu, S. Johnson et J. A. Robinson ont donc également exploré certains des mécanismes qui peuvent entraîner des dynamiques institutionnelles. Par exemple, ils se sont interrogés sur ce qui pousse les dirigeants autocratiques à étendre le suffrage, transformant ainsi une autocratie en démocratie. L’une des raisons est la menace de révolution. En plaçant l’inégalité au centre du changement institutionnel, ils soutiennent que ceux qui détiennent le pouvoir font face à un dilemme : ils souhaitent rester au pouvoir et éviter une révolution des masses en promettant une redistribution économique, mais ces dernières ne croiront pas que les réformes seront mises en œuvre. Afin de « se lier les mains », l’élite peut choisir de transférer le pouvoir et d’établir une démocratie, garantissant ainsi que les politiques préférées par les masses soient mises en place.
L’approche proposée par Daron Acemoglu, Simon Johnson et James A. Robinson a été critiquée pour laisser peu de place à l’élaboration de politiques. Selon eux, le passé d’un pays détermine la qualité de ses institutions, qui à leur tour façonnent sa richesse relative. De plus, lorsque les institutions changent, c’est le résultat d’une combinaison de caractéristiques économiques et sociales profondément ancrées, qui ne peuvent être modifiées rapidement par des politiques. Il y a une part de vérité à dire que ces théories et preuves impliquent un certain degré de déterminisme historique et rendent souvent difficile la modification de la répartition existante de la richesse nationale dans le monde. Cependant, nous ne pouvons pas non plus influencer la vitesse à laquelle la Terre tourne autour du Soleil, mais cela ne nous empêche pas de reconnaître l’importance fondamentale de la contribution de Galilée à notre compréhension du monde.
Cecilia García-Peñalosa,
Marseille, 14 octobre 2024
(1) Pourquoi on parle d’un prix “dit Nobel” d’économie : car ce prix d’économie « à la mémoire d’Alfred Nobel » a été en réalité créé par la Banque de Suède en 1969, en ajout aux cinq prix réellement désignés par le testament d’Alfred Nobel. L’industriel et chimiste suédois, ayant prospéré notamment dans la dynamite et les détonateurs au XIXe siècle, avait souhaité léguer la quasi-intégralité de sa fortune à la création d’un fonds, dont les intérêts devaient être redistribués chaque année à ceux qui auraient rendu les plus grands services à l’humanité dans cinq domaines : physique, chimie, médecine, littérature et paix. Mais il n’avait pas prévu l’économie.