L’entreprise savoyarde fondée en 2016 a inauguré vendredi 18 février son démonstrateur pour la fabrication de biomatériaux à base d’algues. Une solution qui doit encore faire du chemin mais s’avère prometteuse dans une logique de transition écologique.
C’est peut-être le début d’une « ère nouvelle ». Avec son projet Alguex, la bien nommée société Eranova, propose de remplacer le plastique à base d’hydrocarbure par des algues. La première plateforme de transformation en biomatériaux d’algues vertes d’échouage a été inaugurée sur le site de Port-Saint-Louis du Rhône, vendredi 18 février, en présence de plusieurs personnalités politiques locales, comme la conseillère régionale Isabelle Campagnola-Savon, mais aussi le maire de la ville d’accueil, Martial Alvarez, également vice-président métropolitain.
Cette plateforme aura vocation à produire une résine à base d’algues pour remplacer le plastique notamment dans la fabrication des emballages pour les produits industriels. Le but : proposer une alternative biodégradable, compostable et recyclable aux polymères classiques. Pour les deux co-fondateurs de la société Eranova, Philippe Lavoisier et Philippe Michon, c’est un premier pas vers la « sortie d’un monde plastique fossile en valorisant un déchet, assurant ainsi la transformation des algues d’échouages de l’Etang de Berre et de la côte en produit à forte valeur ajoutée ». « Auparavant, j’avais ma propre société de fabrication de plastique. Très vite, je me suis aperçu que cela ne me convenait pas : le plastique est le premier fléau de nos océans », relate Philippe Lavoisier. La société Eranova voit le jour en 2016 dans le but de mettre en oeuvre son projet Alguex. Après avoir hésité un moment avec la Bretagne, où l’algue est une véritable problématique, c’est finalement dans les Bouches-du-Rhône que les deux fondateurs décident d’implanter leur premier démonstrateur, sur une friche industrielle détenue par le Port de Marseille Fos. Situé au bout du quai des Tellines, le lieu offre une proximité idéale avec la mer, mais aussi avec l’étang de Berre, qui regorge lui aussi d’algues.
Revaloriser un polluant
D’où vient l’idée de faire du plastique avec des algues ? « Nous ne voulions pas utiliser des ressources agricoles comme le blé ou le maïs », relate Philippe Lavoisier, à l’origine du concept. « Il nous fallait un déchet : or, l’algue est un déchet dont on ne sait pas quoi faire », poursuit-il. En effet, une fois échouée, l’algue a tendance à produire du gaz d’hydrogène sulfuré qui peut s’avérer toxique. La solution proposée par Eranova permet une valorisation de l’algue avant d’atteindre ce stade : en récoltant 500 tonnes de végétaux, Eranova est ainsi en capacité de produire 300 tonnes de matériau pour remplacer le plastique. La start-up compte sur l’aide des communes pour récolter cette denrée et la lui fournir. Une aubaine, pour le maire de Port-Saint-Louis du Rhône Martial Alvarez : « Ici, l’algue est ramassée à la tractopelle et cela nous coûte cher pour s’en débarrasser », indique-t-il. Il voit ainsi dans l’arrivée d’Eranova « un grand moment qui s’inscrit dans les gênes de Port-Saint-Louis-du-Rhône, actrice pour la construction d’un monde meilleur ». Le projet a pourtant mis du temps avant d’aboutir : pas moins de six ans se sont écoulés entre les débuts et sa concrétisation. « Il a fallu faire un long travail de pédagogie auprès des riverains, mais aussi auprès des conchiliculteurs, très présents au abords du démonstrateur, pour leur expliquer qu’il n’y aurait pas de nuisances ou de rejets dans l’eau », ajoute Martial Alvarez.
« A Port-Saint-Louis-du-Rhône, l’algue est ramassée à la tractopelle et cela nous coût cher de nous en débarrasser »
Martial Alvarez, maire de Port-Saint-Louis-du-Rhône
Le cahier des charges, assez strict, que doit respecter le végétal ne rend pas la tâche facile. Il faut que l’algue soit toujours vivante au moment de son ramassage. En attendant de disposer de dons suffisants pour assurer sa production, Eranova a donc mis en place des bassins où est cultivée cette « laitue de mer ». Sur le site d’Eranova, les bassins s’étendent à perte de vue. La culture se fait dans des bassins connectés à l’eau de mer, ce qui évite des déperditions d’eau. Si pour l’heure la production utilise majoritairement les macro-algues, c’est-à-dire des algues de taille standard, les ingénieurs du site étudient la piste des micro-algues : invisibles à l’oeil nu, elles présentent l’avantage d’être plus chargées en amidon et d’éviter l’étape d’enrichissement actuellement nécessaire pour les macro-algues.
Autre contrainte pour la production 100% algue : la demande des clients qui, pour beaucoup, réclament un rendu similaire à celui du plastique : transparent et sans odeur. En effet, « l’algue séchée dégage une odeur de poisson » souligne Maélie Heuls, ingénieure responsable des matériaux pour Eranova, au cours de la visite du site. Eranova est donc contrainte de blanchir l’algue récoltée, au moyen d’un processus que l’entreprise ne souhaite pas dévoiler, compte tenu des procédures d’obtention de brevet en cours. L’ingénieure désigne un grand seau dans un coin de la pièce rempli de granulés blancs, semblables à des copeaux de savon : une fois traitée et blanchie, la matière obtenue n’a en effet plus rien à voir avec son composant de départ. Cette matière granuleuse pourra ensuite être mélangée à d’autres composants.
Une production mixte algues – plastiques
En effet, la production d’Eranova n’est pas à 100% végétale. En fonction de la fin de vie attribuée au produit fini – compostage ou recyclage -, la proportion d’algue est plus ou moins importante et divers composants sont ajoutés à la résine élaborée par Eranova. Elle peut ainsi être mélangée à du plastique. « Il fallait que nos matériaux puissent être éliminés par le biais des filières de recyclage plastique en train d’être créées, afin d’accompagner le mouvement plutôt que de le compliquer en créant une énième forme de plastique. Nous nous sommes aperçus qu’à partir d’environ 25% d’algues, notre matériau ne perturbait pas la composition finale du plastique utilisé, qui reste recyclable », explique Philippe Michon, en montrant une boîte de biscuit dont l’emballage aussi bien que les sachets sont composés à 25% d’algues et à 75% de plastique non recyclé. « Nous ne pouvons pas éradiquer le plastique du jour au lendemain. Nous sommes dans une logique de transition, en proposant de réduire la part occupée par les polymères dans la conception des emballages », poursuit Philippe Michon. Pour les matériaux compostables, là encore, s’ajoutent à l’algue d’autres composants d’origine pétrolière ou végétale, fabriqués par d’autres entreprises partenaires d’Eranova. Par exemple, un sac poubelle utilisé pour la collecte des biodéchets pourra être composté en même temps que son contenant. Eranova planche sur une troisième piste de fin de vie : la biodégradation en milieu naturel, en cas d’abandon sauvage.
« Nous ne pouvons pas éradiquer le plastique du jour au lendemain. Notre démarche s’inscrit dans une logique de transition écologique et énergétique en réduisant la part occupée jusqu’à présent par les polymères »
Philippe Michon, directeur associé d’Eranova
L’autre raison invoquée contre une production 100% végétale est davantage technique : « Techniquement, nous avons la capacité de produire un composant à 100% à base d’algues. Mais le rendu ne serait pas aussi solide qu’en y ajoutant du plastique », détaille pour sa part Philippe Lavoisier. Le fait d’ajouter du polymère ou un autre composant permet d’ajouter de la souplesse à la résine issue de l’algue qui, seule, serait très cassante, en raison d’un taux élevé d’amidon. C’est ce mélange d’algues et de plastique qui, in fine, est commercialisé auprès des clients d’Eranova pour la fabrication de multiples produits, des sacs aux pots pour produits cosmétiques, mais aussi des infrastructures de tunnel pour des opérateurs téléphoniques comme Bouygues.
Pour voir son projet aboutir, Eranova a donc dû s’entourer de fournisseurs de polymère. Dans les rangs des invités lors de l’inauguration, la directrice France du groupe Total Energie a fait le déplacement depuis Paris. Et pour cause : le groupe pétrolier est l’un des fournisseurs d’Eranova et subventionne le projet à hauteur de 200 000 euros. Eranova assure cependant plancher sur une version 100% biosourcée et végétale de son matériau.
Une usine de 100 hectares à horizon 2023-2024
La phase 1 du projet Alguex se chiffre à 6 millions d’euros, dont 120 000 euros de subventions de la Métropole, ainsi qu’une levée de fonds de 2,3 millions d’euros effectuée en octobre 2019. Le démonstrateur finalisé s’étend sur 1,3 hectare et emploie à ce jour neuf personnes (treize à terme). Au total, la société envisage une production de biomatériaux de 300 tonnes par an. Eranova a déjà signé plusieurs partenariat pour la commercialisation de ses biomatériaux : des sacs poubelles conçus à partir de leurs algues seront ainsi vendus chez le géant de la distribution Carrefour à compter d’avril, de même que les sacs de l’enseigne Du Pareil au même, au niveau national. Eranova collabore également avec l’initiative La Goutte Bleue de la Fondation Pure Ocean, qui a intégré des sacs fabriqués à base d’algues à son kit de ramassage de déchets. Enfin, la société savoyarde est en discussion avancée avec le Maroc et l’Indonésie pour se lancer à l’international.
Eranova ne compte pas s’arrêter là et poursuit son ambition de construire une usine plus grande, de 100 hectares, sur un nouveau terrain, à proximité du démonstrateur. « Nous avons mis une option sur un site mais nous ne pouvons pas encore en parler », confie Philippe Michon. S’il n’est pas certain que ce futur terrain se situe sur le périmètre du port, compte tenu du manque de foncier, l’objectif d’Eranova est de rester à proximité de son démonstrateur. Cette future usine pourrait générer l’embauche d’une centaine de personnes. La société est actuellement en train de lever des fonds pour financer ce projet à 60 millions d’euros qui pourrait voir le jour d’ici 2023 ou 2024, bien qu’annoncé originellement pour 2022 (voir notre précédent article), et permettrait une production d’environ 20 000 tonnes de biomatériaux.
L’algue, nouvel « or vert » des industriels?
Le groupe Eranova n’est pas le premier à se pencher sur ce nouvel « or vert » qu’est l’algue. Sur le port de Fos, les projets visant à transformer ce végétal se sont multipliés ces dernières années. Par exemple, Vasco 3 vise à utiliser les micro-algues pour capter des le Co2 et les divers gazs contenus dans les fumées industrielles. En effet, si les algues dégagent une substance nocive une fois échouées, elles sont aussi capables d’en capter lorsqu’elles sont cultivées. Dans sa phase précédente, Vasco 2 , le port visait la fabrication de biocarburant à partir de ces microalgues. Aujourd’hui, l’objectif de Vasco 3 est de créer du bioplastique issu de la culture de ces algues, à l’image d’Eranova, d’ailleurs partenaire du projet. Un projet ambitieux, qui se chiffre entre 10 et 12 millions d’euros. Mais aujourd’hui, l’avancement de Vasco 3 patine, faute de financements privés nécessaires.
« Actuellement, le projet est élaboré à 80% », souligne Michael Parra, coordinateur du projet et responsable de la transition énergétique pour le port, qui espère voir la situation se débloquer d’ici mai 2022. Un premier démonstrateur de Vasco 3 pourrait s’implanter sur le site d’ArcelorMittal ou sur la plateforme Innovex à Fos-sur-Mer. S’il n’est pas possible de l’appliquer à des fumées industrielles, le port envisage de concentrer son démonstrateur sur la captation d’émissions de CO2 par les algues, grâce à des gazs fournis par AirLiquide. « Notre objectif n’est pas forcément de capter le CO2 existant dans les fumées industrielles, mais de mettre au point la solution qui, à terme, permettra de le faire », souligne Michael Parra.
De son côté, la société Sunoleo y a aussi vu un créneau. Originaire de Pertuis, elle commercialise des photobioréacteurs pour faciliter la culture des algues à vocation industrielle, mais de façon verticale, à l’inverse des cultures d’Eranova, sur le modèle de raceways. Implantés sur un site industriel, les bioréacteurs de Sunoleo permettent de capter le Co2 contenu dans les fumées industrielles alentours et l’utilisent pour la croissance des algues qui peuvent ensuite servir à de multiples utilisations : cosmétiques, agroalimentaire, biochimie … Si Sunoleo n’exclut pas un jour de s’installer dans le périmètre du port, elle se concentre pour l’instant sur un important contrat signé avec le groupe industriel normand Arcole, précise son président-fondateur Frédéric Barbarin, contacté par Gomet’.
Parmi les autres industriels qui s’y sont penchés, on peut également citer l’entreprise montpelliéraine Microphyt, qui fabrique des actifs naturels à base de micro algues, encore la société niçoise Inalve, qui utilise les algues pour remplacer la protéine dans l’alimentation animale. En 2020, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) Cadarache a ainsi construit un bâtiment de recherche au sein du projet de cité des énergies. Ce végétal marin intrigue de plus en plus les industriels : « C’est une production qui ne nécessite pas de terres agricoles et mobilise peu d’espace, pour une croissance très rapide. Pas étonnant qu’elle intéresse », remarque Philippe Michon. Preuve de l’intérêt grandissant de l’algue, Eranova sera présente sur le pavillon France de l’exposition universelle organisée jusqu’au 31 mars à Dubaï.