Gomet’ a publié en juin 2022, un hors-série consacré à l’emploi et à la formation « Le recrutement inversé », dans lequel nous apportons un éclairage sur les modes de formations qui évoluent afin de s’adapter aux nouvelles tendances du marché de l’emploi sur le territoire. Extrait.
En France, tous secteurs confondus, Pôle Emploi prévoit trois millions de projets de recrutements pour l’année 2022, soit 12% de plus qu’en 2021. Malgré la double crise sanitaire et géopolitique, l’inflation à 4.8% et la croissance nulle au premier trimestre, une variable reste au vert ; le taux de chômage recule (7.4%) et n’a jamais été aussi faible depuis la période 2007-2008. En parallèle, le nombre d’offres d’emploi est à un niveau historiquement haut. « Tous métiers confondus, on atteint des records jamais atteints depuis plus de cinq ans », commente Eric Wolff, le directeur développement du cabinet marseillais Messina Communication.
Dans cette conjoncture, les demandeurs d’emploi sont plus rares. Et les entreprises peinent à recruter. Le marché est qualifié de “pénurique”. C’est au recruteur de convaincre le candidat, car celui-ci est volatile. S’il ne se sent pas épanoui, le collaborateur change tout simplement de société, voire d’orientation professionnelle. En Provence-Alpes-Côte-d’Azur, cette pénurie touche presque tous les secteurs. Elle atteint même un stade critique dans le BTP, l’informatique, la restauration, le digital ou encore le transport – des filières déjà tendues, où le rapport de force entre recruteurs et candidats avait basculé avant la crise sanitaire.
Tout est en tension (…) il faut réapprendre à se vendre.
Eric Wolff
Dans le marché actuel, la ressource humaine est précieuse et convoitée. « Tout est en tension », poursuit Eric Wolff. Comment tirer son épingle du jeu ? La “communication corporate RH” – sorte de promotion de la marque employeur interne et externe – est devenue indispensable pour attirer la main d’œuvre. De la petite start-up à la grande firme internationale, aujourd’hui, « il faut réapprendre à se vendre », sans mentir pour autant. « Bien communiquer, c’est parler en vérité (…) il n’y a pas de formule magique ». Pour compenser leurs difficultés de recrutement, les entreprises anticipent les attentes et s’adaptent aux usages des collaborateurs.
Certaines développent leur stratégie RSE, favorisent le co-voiturage, organisent des activités ludiques et sportives en “team building”, facilitent l’accès au télétravail, aménagent des espaces de co-working, et renforcent leurs valeurs – le bien-être des employés est devenu une notion clé. D’autres créent leur propre centre de formation, comme Enedis, ou leur propre cursus scolaire, comme Ortec. Les modules de formation y sont développés au sein d’une école interne de formation, en collaboration avec des experts dans chaque métier. Les salons au format “job dating” se multiplient et attirent autant les candidats que les recruteurs.
Focus sur l’ingénierie, un marché « très porteur » avec des profils pénuriques
Pour mieux comprendre ce changement de paradigme, la rédaction de Gomet’ s’est rendue aux rencontres Polytech Entreprises, organisées le 21 avril par Aix-Marseille-Université. Ce jour-là, au Parc Chanot de Marseille, 350 ingénieurs diplômés cherchent un stage, une alternance ou un poste en CDI. Leur profil est très recherché, peu importe le secteur, et la taille de l’entreprise. « La place du numérique a changé, et elle créée des postes », nous explique Samuel Masson, spécialiste RH à Omnitel (Marseille). Ces dernières années, au sein de l’entreprise, la place de l’ingénieur est devenue centrale, surtout s’il est spécialisé dans les solutions digitales ou informatiques. Orange, EDF, Airbus, Sartorius… Les grands groupes implantés en Provence-Alpes-Côte d’Azur s’arrachent les jeunes ingénieurs.
Il y a des problèmes de recrutement à l’heure actuelle (…) une pénurie chez les ingénieurs.
Danielle Sionneau
Si la demande est croissante, l’offre semble quant à elle stagner. « Il y a des problèmes de recrutement à l’heure actuelle (…) une pénurie chez les ingénieurs », nous confie Danielle Sionneau, la directrice du centre de formation des apprentis (CFA) Epure Méditerranée. Comment expliquer ce manque d’effectifs ? « D’abord c’est difficile de devenir ingénieur, répond Danielle Sionneau, certains jeunes ne veulent pas s’engager dans cette voie car ils pensent que c’est trop dur (…) notamment des filles même quand elles sont premières de la classe ». La directrice du CFA interuniversitaire régional invoque « des représentations culturelles ». Elle estime qu’il y a encore « beaucoup de chemin à faire ». Et pour ceux qui arrivent à décrocher un diplôme ?
Une fois formés et prêts à l’emploi, les talents, agiles et polyvalents, sont en position de force. L’effervescence numérique globale et contemporaine joue en leur faveur. Ce sont des profils dit « pénuriques » – avec des compétences spécifiques et des qualifications rares, qui sont pourtant indispensables au bon développement d’une entreprise moderne. Pour répondre à leur besoin, les sociétés recrutent, forment en interne et accueillent de plus en plus d’apprentis. Même lorsque leur besoin effectif en ingénieurs est satisfait, certaines entreprises continuent d’embaucher des profils rares, sans pour autant en avoir besoin. C’est ce qu’on appelle le recrutement inversé. Une technique qui vise à ne pas laisser filer un talent, évitant par la même occasion que celui-ci ne renforce les rangs de la concurrence. L’exercice de cette pratique est toutefois difficile à chiffrer.
Celui qui obtient un diplôme d’ingénieur est sûr de trouver un travail.
Danielle Sionneau, directrice du CFA Epure Méditerranée
Selon Danielle Sionneau, le chômage est « quasiment inexistant » chez les ingénieurs diplômés. Elle refuse pour autant de parler d’eldorado. « Cela sous-entend un peu que c’est facile d’y parvenir ». La directrice de CFA reconnaît toutefois qu’aujourd’hui, « celui qui obtient un diplôme d’ingénieur est sûr de trouver un travail », y compris en région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Ce besoin de recruter des entreprises s’explique aussi par le fait que « la pyramide des âges est parfois vieillissante », indique Isabelle Lorenzo, formatrice à l’association pour l’emploi des cadres (Apec). « Tout le monde à besoin de son ingénieur aujourd’hui, affirme-t-elle, les boîtes courent après les candidats, c’est une évidence ». Et le profil le plus apprécié, dans l’ingénierie, c’est bien celui de l’étudiant en alternance.
L’explosion de l’apprentissage a bouleversé le marché
C’est un texte qu’on pourrait qualifier de “game changer”. En France, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel a été adoptée le 5 septembre 2018. Avant cette date, « l’apprentissage était géré par les régions, et les ouvertures de formations étaient très contraintes dans l’enseignement supérieur. On en ouvrait deux ou trois par an », explique Danielle Sionneau. « Depuis la loi, on peut faire tout ce qu’on veut ». Le centre en a d’ailleurs profité pour doubler le nombre de ses formations, et dans tous les secteurs – surtout « ceux où il y avait des demandes des entreprises ». Le CFA Epure compte aujourd’hui plus de 150 formations, parmi lesquelles Polytech Marseille. En Provence-Alpes-Côte d’Azur, chez les jeunes ingénieurs, seuls 40% des apprentis s’orientent vers des TPE-PME, qui représentent pourtant 92% des entreprises du territoire.
Deuxième rebond historique pour l’apprentissage en France, celui lié à la pandémie de Covid-19. Le gouvernement français, à travers son plan de relance, met en place depuis 2020 une aide entre 5000 et 8000 euros destinées aux entreprises qui engagent un apprenti ou un alternant. « À l’heure actuelle, ça coûte moins cher à une entreprise de prendre un alternant plutôt qu’un stagiaire, et ce jusqu’au 30 juin », nous rappelle Danielle Sionneau. D’autant plus que la période d’apprentissage permet à l’entreprise de se focaliser sur un talent, et de le former à moindre coût. « Dans des secteurs comme l’informatique, il y a un manque de main d’œuvre ». Pour les entreprises, l’alternance est un « investissement formation », comme des fiançailles ; un moyen d’attirer les talents, avec pour objectif de les embaucher. Car de plus en plus d’ingénieurs refusent les « carrières toutes tracées » dans des grands groupes. Ils préfèrent les start-up, ou se lancent très tôt dans l’entrepreneuriat.
En Provence-Alpes-Côte d’Azur, selon le CFA, environ 50% des apprentis sont embauchés à l’issue de leur formation en alternance. « Pourtant presque toutes les entreprises aimeraient les garder », précise la directrice du centre. Elles en ont les moyens, mais souvent « les étudiants ne se sentent pas obligés de rester, ils ont envie d’aller ailleurs, ils veulent faire le tour du monde ». Plutôt que de poursuivre leur aventure professionnelle avec la société qui les a formé, certains apprentis profitent de l’offre de mobilité internationale proposée par le CFA. « Ils veulent voyager, voir ce qui se fait ailleurs », avant de revenir en France, et bien souvent de réintégrer leur première entreprise. Un luxe qui a de quoi interpeller, et qui en dit long sur le rapport de force entre le recruteur et le recruté. « Ils sont effectivement en bonne position pour négocier ». D’autant qu’aujourd’hui, les jeunes ingénieurs n’hésitent pas à postuler pour des postes de cadres.
On est dans un secteur pénurique, il y a plus d’offres que de candidats.
Laury Leleu, chargée de recrutement chez Inetum
Formation d’ingénieur informaticien : la « voie royale »
En région Provence-Alpes-Côte d’Azur, « les premiers employeurs (d’ingénieurs) sont dans le secteur de l’informatique », assure Isabelle Lorenzo. Au gré des échanges avec les différents participants des rencontres Polytech Entreprises, le constat est sans appel : parmi les différentes branches de l’ingénierie moderne, la filière informatique est la plus porteuse dans notre région. Ces étudiants « ont une forte employabilité, je ne m’en fais pas pour leur avenir », commente l’intervenante Apec. Elle regrette en revanche que les jeunes ingénieurs n’aient pas une assez bonne connaissance du tissu entrepreneurial local. Car les entreprises du territoire sont en recherche active d’ingénieur informaticien. « On est dans un secteur pénurique, il y a plus d’offres que de candidats », commente Laury Leleu, chargée de recrutement chez Inetum – spécialiste international du numérique, notamment implanté à Aix.
Les arguments des entreprises pour attirer les candidats
Selon, Isabelle Lorenzo, « la question du sens est très importante aujourd’hui », elle préoccupe beaucoup les jeunes diplômés. Une observation que partage Laury Leleu, chargée de recrutement chez Intetum. Elle est présente au salon Polytech Entreprises pour dénicher les pépites locales, et propose deux postes en CDI. Elle recherche des profils « bienveillants, motivés et agiles ». En réalité, c’est à elle d’attirer les candidats présents pour les pousser à s’engager. « Le recrutement est devenu un métier à part entière. Il s’est professionnalisé », commente Samuel Masson. Tout l’enjeu pour le recruteur est de mettre en avant les atouts de l’entreprise, et de répondre à la quête de sens des candidats. Stratégie RSE, bien-être des employés, communication corporate… en quelques années, Inetum (ex-GFI informatique) a changé de visage. La multinationale, présentes dans 26 pays avec 27 000 collaborateurs, affiche un chiffre d’affaires de deux milliards d’euros (2020).
Plein emploi pour les diplômés, mais concurrence chez les stagiaires
Malgré un marché ultra-porteur, les ingénieurs en premières années peinent à décrocher un stage de courte durée (deux mois). « Il ne faut pas confondre le marché des stagiaires et le marché de l’emploi », avertit Isabelle Lorenzo. D’autant que, sur ce point, les élèves en licence sont en concurrence avec les masters. « Les entreprises préfèrent les stages longues durée », qui offrent des perspectives proches de la formation en alternance. « Si ça se passe bien, elles embauchent le stagiaire ». Toutefois, si les deux parties désirent absolument travailler ensemble, rien n’empêche l’étudiant en licence de s’engager, et de reporter son stage à plus tard, lorsqu’il sera autorisé à effectuer six mois en entreprise.
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