A l’occasion des premières Rencontres de la finance verte et solidaire organisées par Gomet’ à Marseille le 24 novembre, l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran (Université Paris 1 Sorbonne et Institut Veblen) livre dans un entretien accordé à la rédaction sa vision des enjeux de la transition écologique engagée dans la sphère économique et financière. Il faudra beaucoup d’argent et des nouvelles méthodes de financement explique-t-elle, invitant notamment les Etats, les banques et les banques centrales à un verdissement plus radical de leurs stratégies et pratiques.
Pouvez-vous vous présenter ?
Jézabel Couppey-Soubeyran : Je suis maîtresse de conférences à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne et conseillère scientifique à l’Institut Veblen. Je m’intéresse depuis longtemps, une bonne trentaine d’années maintenant aux questions bancaires, financières, monétaires. Il y a quelques années, il m’est apparu comme une comme une nécessité absolue de rétablir une connexion forte entre ces sujets d’intérêt et la transition écologique. C’est la raison pour laquelle je suis à la fois maîtresse de conférences à Paris et conseillère scientifique à l’Institut Veblen.
L’Institut Veblen travaille à des propositions de réformes économiques, monétaires et financières permettant de faire progresser la transition écologique. La question des besoins d’investissements dans la transition est de plus en plus dans le débat public. C’est plutôt une bonne chose parce que c’est ce qui fait l’objet d’estimations et les estimations se multiplient. On a en tête maintenant des ordres de grandeur et pour arriver à tenir nos objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2030, ce qui est mis en évidence, c’est qu’il n’y a pas suffisamment d’investissements, d’investissements climat, d’investissements dans la transition et qu’il en manque l’équivalent à peu près de deux, trois, quatre points de produit intérieur brut (PIB).
Les estimations peuvent varier d’un rapport d’un rapport à l’autre. Celui dont on a pas mal entendu parlé ces derniers temps, est le rapport de Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz réalisé dans le cadre de France Stratégie. L’ordre de grandeur qu’ils estiment est à peu près deux à trois points de PIB qui manquent pour réaliser nos objectifs. Concrètement, ça veut dire que chaque année, dans un pays comme la France, il faudrait investir à peu près 66 milliards d’euros chaque année pendant sept ans. Ce qui nous est dit, c’est que ces milliards se répartissent à peu près en parts égales entre des fonds privés et des fonds publics.
L’ordre de grandeur peut être un peu plus grand dans d’autres estimations qui sont également faites. Pas seulement à l’échelle nationale bien sûr, mais à l’échelle européenne ou à l’échelle mondiale. Mon objectif est de ne pas vous assommer avec des chiffres. Je veux simplement signaler que c’est bien bien d’avoir des ordres de grandeur mais dans tous les cas cela reste des estimations a minima.
Toutes ces estimations sont réalisées dans un périmètre assez restreint, sans nécessairement inclure tous les secteurs de l’économie. Dans le rapport Pisani-Mahfouz par exemple, il n’y a pas le secteur agricole. Dans d’autres estimations nationales comme celles qui sont produites chaque année par l’Institut pour le climat, qui produit d’ailleurs des travaux très intéressants sur ces questions, il n’y a pas d’industrie, il n’y a pas l’agriculture, donc le périmètre sectoriel est étroit. Surtout, dans la plupart de ces estimations, on se représente aussi la transition de manière étroite, c’est à dire qu’il est question systématiquement de la transition climatique. Et donc d’investissements à réaliser pour abaisser nos émissions de gaz à effet de serre et arriver à la neutralité carbone à l’horizon 2030.
En revanche, les aspects de perte de biodiversité, les problèmes de santé au niveau du cycle de l’eau, ce n’est pas du tout pris en compte. Même quand l’accent est mis sur la nécessité d’une transition juste, c’est à dire d’une transition équitable où l’effort quant aux coûts de la transition soit équitablement réparti, et c’est le cas dans le rapport Pisani-Mahfouz, on ne voit pas clairement apparaître les aides à mobiliser dans les estimations.
« 67 milliards d’euros supplémentaires chaque année pour investir dans la transition, en réalité, c’est vraiment le minimum du minimum »
Jézabel Couppey-Soubeyran
Cela signifie que ces besoins qui peuvent sembler importants quand on dit trouver 67 milliards d’euros supplémentaires chaque année pour investir dans la transition, en réalité, c’est vraiment le minimum du minimum. Si on élargit le spectre, si d’une part, on élargit le périmètre sectoriel et si on regarde la transition d’une manière plus large, plus globale, plus systémique, on a besoin de beaucoup plus. En considérant aussi le fait que tous les investissements à réaliser, selon le périmètre que l’on considère, ne présentent pas du tout le même profil de rentabilité. C’est un point majeur quand on est dans une représentation assez étroite de la transition climatique. Les investissements à réaliser, ce sont notamment des investissements pour augmenter la part d’énergies renouvelables.
Ce sont typiquement des investissements qui sont devenus rentables, pour lesquels il a fallu mobiliser un peu de subventions publiques au départ. En revanche, quand vous considérez justement des pertes de biodiversité qu’il faudrait arriver à compenser, réparer, si vous voulez de la réparation de la nature, de la reforestation, de la dépollution des eaux des océans, là, on est vraiment sur des investissements entre guillemets ou des dépenses.
Ils sont alors écologiquement indispensables mais, sur un plan financier, ils ne présentent absolument aucune rentabilité. Cela signifie que les solutions de financement ne sont bien sûr pas les mêmes selon si a dans le viseur des investissements rentables ou que l’on a au contraire en perspective des investissements, des dépenses qui ne le sont pas.
« Il va falloir mobiliser également beaucoup de fonds publics »
Cela veut dire qu’on a bien sûr besoin de fonds privés pour réaliser la transition et on a besoin d’amener les fonds privés au bon endroit, les amener vers des investissements verts et les détourner progressivement des investissements bruns. Mais les fonds privés ne vont que là où c’est rentable. Et si l’on veut pouvoir faire la transition de manière large, systémique, non tronquée, et si l’on veut que ce soit une transition qui soit à la fois écologique et sociale, pour être juste, qui soit une transition complète qui n’intègre pas seulement les aspects climatiques et énergétiques, mais aussi des aspects véritablement écologiques en lien avec la biodiversité, il va falloir mobiliser également beaucoup de fonds publics.
Dans la mobilisation des fonds publics nécessaires, il y a en fait deux directions qui ne sont pas antinomiques et qui ne doivent surtout pas l’être. Il y a d’abord des fonds publics à mobiliser pour rendre possible certains investissements privés. Mais il y a aussi des fonds publics à mobiliser pour des dépenses. Ainsi, sur le plan écologique, ce sont des investissements, mais sur le plan financier, ce n’en est pas. Il y a des fonds publics à mobiliser pour des dépenses sans retour financier. Et ces dépenses sans retour financier, il n’y a que les fonds publics qui peuvent les financer.
On a donc besoin d’une combinaison de fonds, de fonds privés, de fonds publics et on a besoin que les fonds publics puissent certes venir en partie aider à l’orientation des fonds privés. Mais on a aussi besoin de fonds publics pour réaliser des investissements qui ne seront pas réalisables, qui ne seront pas finançables autrement.
Concernant l’impact de la transition sur la croissance, je pense qu’il y a au fond plusieurs approches, visions qui ne sont pas nécessairement convergentes.
D’un côté, on peut penser que les investissements dans la transition seront porteurs de croissance, vont amener des créations d’emplois et certains y voient du développement, la possibilité d’une croissance décarbonée, d’une croissance verte. Ça c’est un scénario je dirais, à la fois optimiste et peut être au fond naïf. J’ai presque envie de dire dangereux parce qu’à mon sens, ce n’est pas à l’aune de gains de croissance, à l’aune de la rentabilité, qu’il faut décider des investissements à réaliser, des dépenses à consentir pour pour faire la transition.
Au contraire, on gagnerait à avoir une vision assez panoramique de l’ensemble des investissements et des dépenses à réaliser. Mettre en face de ces investissements et de ces dépenses, le retour financier attendu et être capable de ne pas renoncer aux dépenses indispensables, non rentables pour faire la transition. C’est précisément là où peut se dessiner un mix de financement nécessaire pour cette transition avec la mobilisation de fonds privés pour pouvoir réaliser la part des investissements rentables dans la transition.
Les investissements dans les énergies renouvelables sont typiquement des investissements rentables et finançables par des fonds privés. Mais il nous faut aussi considérer les autres des solutions de financement sans doute un peu plus hybrides pour des investissements dont la rentabilité est plus incertaine ou à plus long terme, comme tout ce qui a trait à la rénovation thermique de bâtiments, privés et publics ou rénovation thermique de logement des particuliers. Pour pousser ces dépenses, le retour financier est là, à long terme et il est même potentiellement incertain.
On a donc besoin de financement de long terme et de financements qui ne soient pas trop exigeants en termes de coût et d’intérêt.
En ce qui concerne les particuliers notamment, on a besoin d’aides publiques assez conséquentes, c’est à dire qu’un ménage modeste ne pourra changer sa chaudière à fioul par un autre dispositif, moins émetteur, plus économe que si on l’aide à le faire.
Finalement, ça pose déjà une question de combinaison de fonds publics et de fonds et de fonds privés. Et puis, on a évidemment aussi toute une masse de dépenses, notamment les aides sociales, les aides à la transition agricole, etc. La transition agricole sera rigoureusement impossible sans installer des revenus de remplacement pour une partie des agriculteurs.
Pour acheter également certaines terres sur lesquelles re-développer d’autres modèles modèles agricoles. On a besoin de fonds publics pour la réparation de la nature et pour ce type de dépenses, ce n’est pas en termes de bien de croissance qu’il nous faut qu’il nous faut raisonner.
Celles-ci n’apporteront pas de gains de croissance et je crois que c’est ça. J’ai presque envie de dire que ça ne peut plus être finalement notre boussole. Notre boussole devrait être le respect des limites planétaires, le respect aussi de la dignité humaine. Parce que la transition qu’il s’agit d’opérer, elle doit être à la fois écologique et sociale. Ça va être une transition juste, et donc ce sont ces deux objectifs là, en fait, qui devraient guider notre marche vers le monde d’après. Plutôt qu’un objectif de maintien de la croissance ou un objectif de rentabilité, il me semble donc qu’on a finalement besoin de changer de boussole.
Le problème, c’est que tout notre système monétaire et financier tel qu’il fonctionne depuis, on va dire 200 ans à peu près, est finalement fondé sur cet objectif de croissance. Et il en va de même en fait pour les finances publiques. Les finances publiques ont fondamentalement besoin de la croissance, pour pouvoir lever l’impôt, pour rembourser la dette. Et d’autant plus quand l’essentiel du financement repose sur une dette de marché, c’est à dire sur une dette contractée sur les marchés financiers. Tout cela ne fonctionne finalement que si la croissance est suffisante pour pouvoir permettre le remboursement de la dette. Et donc là, on voit bien qu’on est dans une forme d’impasse.
Il nous faut aussi vraisemblablement repenser les modes de financement public
Jézabel Couppey-Soubeyrand
C’est un peu le serpent qui se mord la queue parce que si au fond, on doit remplacer les objectifs de croissance par des objectifs de respect des limites planétaires, ça veut dire qu’il nous faut aussi vraisemblablement repenser les modes de financement public.
Je pense qu’il ne faut pas non plus attendre, il faut sans doute pas être trop rêveur en la matière et il faut être suffisamment pragmatique. On va bien sûr avoir besoin, pour mobiliser des fonds publics dans la transition à la fois de trouver des solutions fiscales, pour faire en sorte que les États puissent continuer à s’endetter sur les marchés. Mais je crois qu’il faut malgré tout avoir conscience que ces modes de financement sont des modes de financement public de la société de la croissance.
Si l’on veut véritablement basculer vers des modes de fonctionnement économique compatibles avec le respect des limites planétaires, il nous faut sans doute compléter ces modes de financement d’hier par des modes de financement plus adaptés à nos modèles de demain.
Ça veut dire qu’il faut essayer d’innover, dans les finances publiques ou en tout cas dans le financement de ces dépenses indispensables mais non rentables pour lesquelles on sait qu’on a besoin de fonds publics. C’est sur ces masses-là de dépenses qu’il faut essayer de se concentrer la réflexion.
Comment est ce qu’on peut mobiliser plus de plus de fonds publics alors ?
J. C-S : Il y a quelques propositions dans le débat public. Il a par exemple été question de faire face à la crise écologique. Est ce qu’on a ce que les autorités monétaires ont été capables de faire face à la crise financière, à la crise sanitaire ? Les banques centrales ont acheté massivement des titres de dette publique. Ça n’a pas directement financé les États, mais ça a facilité leur financement puisque ça a permis d’abaisser leurs coûts de financement. Je passe sur le fait qu’ils n’en ont pas franchement profité pour investir malheureusement dans la transition écologique. On pourrait donc imaginer par exemple que ce type de solution soit transposé à des emprunts publics effectués exprès pour financer la transition. La transition écologique des grands programmes, de rénovations de bâtiments publics, de rénovation thermique. Ça c’est une solution, je dirais un peu à mi-chemin.
C’est une solution dans laquelle les États empruntent, les banques centrales rachètent les titres émis par les uns, par les États. Est ce que ce serait complètement satisfaisant ? Ce serait peut être une facilité supplémentaire dans ce qui est nécessaire, mais ce n’est pas complètement satisfaisant. Car c’est le type de solution qui enrichit surtout les investisseurs privés. Au fond, quand les banques centrales rachètent des titres de dette publique, c’est à des investisseurs privés qu’elle les rachète.
C’est donc une solution qui d’un côté certes permet de libérer un peu de financement public parce que cela facilite le financement des états, mais ça ne finance pas directement, ça approfondit même le capitalisme financier. Alors si on pense que l’approfondissement du capitalisme financier est compatible avec des modèles économiques respectueux des limites planétaires, alors ça ne pose pas de problème. Si on pense le contraire, comme moi, ce n’est pas la meilleure des solutions.
Autre solution, dans le débat public, on voit émerger une solution où les États pourraient se financer directement auprès de la banque centrale, comme cela a été le cas jusque dans les années 70, à peu près avant une période de de libéralisation financière intense dans laquelle le principal mode de financement qui a changé, c’est celui des États. Les États, à partir de ce moment-là, n’ont plus eu la possibilité de se financer directement auprès de la banque centrale et sont allés se financer sur les marchés. Est ce qu’on gagnerait donc à revenir à ce type de solution de financement, à les mettre au goût du jour ? Certains y voient toujours un risque inflationniste important, que de permettre aux États de se financer directement auprès de la banque centrale. Au fond, je dirais qu’un risque inflationniste de nature monétaire, c’est un risque inflationniste qui est toujours gérable par les banques centrales. Ce que les banques centrales ont plus de mal à gérer, c’est quand le problème inflationniste ne vient pas d’un excès de monnaie en circulation mais vient de facteurs plus structurels, plus profonds, comme l’inflation actuelle.
Pour autant, est-ce que cette solution là serait la meilleure des solutions ? Au fond, vu la fragilité croissante de nos démocraties, j’en suis de moins en moins sûre. Il y a encore quelques années, quand je travaillais sur ces solutions de financement, je voyais dans le financement direct des États par la banque centrale comme une solution plutôt bonne. Aujourd’hui, je me dis que, au fond, réarmer complètement les États sur le plan monétaire, selon les intentions, c’est potentiellement assez dangereux.
Les solutions qui me semblent plus intéressantes aujourd’hui, ce sont celles qui permettent de nous protéger contre un risque d’accaparement du pouvoir monétaire. Aussi bien de risques d’accaparement venant de la puissance publique que venant d’intérêts privés.
Jézabel Couppey-Soubeyran : « Il me semble qu’il faut essayer de remettre de la démocratie dans le système »
Il me semble qu’il faut essayer de remettre de la démocratie dans le système. Une solution qui me semblerait intéressante pour pouvoir se donner les moyens de financer du non-rentable indispensable sur le plan écologique et social, ce serait une solution dans laquelle on mobiliserait la banque centrale pour qu’elle émette de la monnaie centrale, des euros pour ce qui nous intéresse, sans contrepartie financière, c’est à dire qu’elle les émet sans qu’il y ait un prêt en contrepartie ou sans qu’il y ait un achat de un achat de titres.
En contrepartie, que cette monnaie soit émise pour la mettre à la disposition d’une société financière publique. On pourrait par exemple appeler ça une caisse de développement durable, une société financière publique qui ne serait pas une banque.
Ce ne serait pas une banque publique d’investissement, ce serait une société financière dont la mission serait d’allouer ces sommes sous forme de subventions à toutes sortes d’agents privés et publics, qui pourrait fonctionner en réseau et qui pourrait être installé en fait aussi sur nos territoires.
Elle pourrait être installée à une échelle européenne, nationale, territoriale, locale. Les agents présenteraient des projets, de dépenses nécessaires à la transition mais dont il serait fait la preuve que ça ne peut pas être financé autrement, c’est à dire pas finançable par par des fonds privés, par un prêt bancaire. À partir du moment où le projet serait donc validé, éligible, la Caisse de développement durable disposant donc de la monnaie émise spécialement à cette fin par la banque centrale, pourrait allouer des subventions.
Quid de la gouvernance et du risque inflationniste de cette nouvelle monnaie sans contre-parties ?
J. C-S : Il faudrait que ce soit une gouvernance suffisament ouverte et collégiale. Si on émet de la monnaie sans contrepartie, c’est une monnaie qui ne disparaît pas spontanément, qui va et vient, qui va circuler dans l’économie et devient permanente. Est ce qu’à un moment, on ne va pas avoir un stock trop important par rapport aux besoins, à la capacité de l’économie ? Il s’agirait de mettre en place un dispositif de régulation pour pouvoir réduire ce stock de monnaie lorsque cela est nécessaire. Il nous faut débattre de la façon la plus démocratique possible de ces solutions, de ces solutions de financement public innovantes dont on a impérativement besoin si on veut pouvoir réaliser une transition écologique qui soit aussi une transition juste et non tronquée, qui ne se réduise pas aux investissements rentables dans la transition climatique ou énergétique.
Pour réaliser ces dépenses dont on a besoin pour la transition écologique, on a besoin à la fois de de fonds privés et de fonds publics. On a parlé jusqu’à présent des fonds publics des solutions innovantes dont on va avoir besoin pour mobiliser les fonds publics en sortant finalement des solutions traditionnelles qui sont celles d’une société de la croissance.
Pour mobiliser l’impôt et la dette, on a besoin de croissance si on veut basculer un peu dans un plutôt dans un modèle post-croissance où il peut y avoir de la croissance mais où ce n’est plus l’objectif. On a besoin d’autres solutions, mais bien sûr on absolument besoin de fonds privés aussi pour réaliser cette transition. Si je reprends le schéma des différentes masses d’investissements que je donnais au départ, on a des investissements rentables qui doivent être financés par des fonds privés, des investissements dont la rentabilité est plus incertaine, qui nécessite des des mix de financements publics, privés et puis des fonds publics à mobiliser pour les investissements indispensables, non rentables.
Fonds privés : les investissements climat progressent
Concernant les investissements rentables, on a besoin de fonds privés. Ce que l’on constate, c’est que les investissements climat progressent, notamment dans les énergies renouvelables. En 2023, au niveau mondial, on est à 1 740 milliards de dollars d’investissements dans les énergies et dans les énergies renouvelables. Donc ça progresse continument. Le problème, au fond, c’est que ça vient toujours s’ajouter à des investissements qui restent massifs dans les sources fossiles. Parallèlement à ces 1 740 milliards d’investissements dans les énergies renouvelables, on a environ 1 500 à 1000 milliards d’investissements dans les sources fossiles et au fond, c’est un peu, cette superposition de verre et de brun qui font qu’on a besoin de mobiliser beaucoup de fonds.
Ce qu’il ne faut pas, c’est sous-estimer la vitesse de la réorientation des investissements, c’est à dire qu’on a des investissements qui sont des investissements verts, qui progressent, mais avec des investissements bruns qui se maintiennent et donc des fonds privés qui vont à la fois dans le brun et dans le vert. Il y a donc une vraie question d’orientations des fonds privés.
Tant qu’il y a des investissements bruns réalisables, ces fonds privés continuent d’aller vers le brun
Jézabel Couppey-Soubeyrand
Ils vont là où c’est rentable et ça, c’est bien ou c’est bien normal. C’est le principe d’un investissement de fonds privés, avec l’objectif d’un retour sur investissement. Tant qu’il y a des investissements bruns réalisables, ces fonds privés continuent d’aller vers le brun. Il y a bien sûr aussi de la bonne volonté, de plus en plus de prise en considération et y compris dans la gouvernance des entreprises et notamment des banques avec des objectifs de responsabilité sociale et environnementale et donc ça participe progressivement à la réorientation des investissements privés vers le vert.
Mais finalement, tant que les investissements bruns restent possibles, il y a toujours ce défaut, ce problème d’orientation et pour le corriger, on a besoin aussi de mobilisation de fonds publics, notamment pour viabiliser certains investissements privés.
Je crois qu’on a aussi besoin de politiques publiques, d’une volonté à ce niveau pour justement avoir cette bonne orientation. Il est important que les acteurs privés et que les banques en particulier aient conscience du fait que, en dépit de leur bonne volonté, en dépit des engagements qui sont pris, des progrès de la RSE dans la gouvernance de l’ensemble des entreprises, y compris les banques, on est très loin d’un alignement des flux financiers sur une trajectoire compatible, ne serait-ce qu’avec les objectifs climatiques. On ne parle même pas d’objectifs écologiques au sens large, donc on est très très loin de ça et ça veut dire que les acteurs privés, et tout particulièrement, ceux qui sont au cœur du financement, les banques ont besoin d’accepter l’idée que les politiques publiques doivent dessiner cette trajectoire d’orientation.
Et au fond, je pense que si les banques acceptaient et soutenaient même un verdissement fort de la politique monétaire et un verdissement fort de la réglementation bancaire, ça dessinerait les mêmes règles du jeu pour tout le monde. Parce que, au fond, les banques qui jouent le plus le jeu de la transition parfois en pâtissent sur les marchés financiers. Alors que si vraiment les politiques publiques donnaient “le la” et logeaient tout le monde à la même enseigne, ça permettrait d’avancer davantage.
Quelle est la position des banques centrales ?
J. C-S : Quelques exemples au niveau de la politique monétaire. Les banques centrales aujourd’hui ont conscience du rôle qu’elles ont à jouer pour faire avancer la transition écologique et en la matière, le discours a énormément changé. C’est à dire qu’il y a eu encore une dizaine d’années et même un peu moins les banques centrales, renvoyer le sujet aux États. C’est à dire qu’elles estimaient que ce n’était pas leur travail que de contribuer à la transition à la transition écologique. Depuis 2015, avec la COP 21 et aussi un discours de l’un des banquiers centraux de l’époque, Mark Carney (ancien gouverneur de la banque centrale d’Angleterre, ndlr), il y a une prise de conscience qui s’est faite et donc les discours ont évolué. Après, il y a le passage du discours aux actes. On le sait.
Ça demande un effort supplémentaire. Si on prend le cas de la Banque centrale européenne, elle a commencé à verdir un peu sa politique monétaire. Le problème, c’est que ça ne verdit qu’un peu avec une approche qui est un peu tronquée.
C’est le problème que pose le climat aux banques, et pas tant le problème que peuvent poser les financements bancaires dans leur orientation actuelle au climat. Et ça fait que la politique monétaire verdit d’une certaine manière. En produisant de plus en plus d’indicateurs sûrs permettant de prendre la mesure de l’empreinte carbone des banques, beaucoup de d’instruments aussi dits de “stress test” qui permettent de mesurer la capacité de résistance des banques à un stress macroéconomique qui comprend des aspects désormais des aspects climatiques.
Ce que gagnerait à faire les banques centrales, c’est à verdir leur conditions de refinancement
Mais au fond, il n’y a que ces éléments de d’évaluation, de diagnostic, d’estimation de l’ampleur du problème qui verdit. Or, au fond, il me semble que si vous voulez le diagnostic, il n’est plus à faire. On sait maintenant que quoi il s’agit. Ce que gagnerait à faire les banques centrales, c’est à verdir leur conditions de refinancement, ce qu’elles font aux banques quand elles prêtent de la monnaie centrale aux banques.
Ce qui serait une très bonne chose, c’est que les conditions de refinancement dépendent de l’effort des banques dans le financement de la transition. Il y a des opérations de refinancement des banques qui ont eu lieu pendant la crise sanitaire. On a appelé ça les TLTRO, des refinancement de long terme ciblés et qui faisaient dépendre en fait la condition de refinancement du maintien du crédit non immobilier aux bilans des banques.
On peut tout à fait transposer ça au niveau climatique.et dire que le taux d’intérêt que payent les banques à la banque centrale quand elles se refinancent auprès d’elles, pourrait dépendre des financements qu’elles accordent à la transition et avoir un taux un peu plus bas pour celles qui augmentent la part de crédit vert à leur bilan. Cette proposition émerge vraiment dans le débat. Elle est présentée de différentes manières. C’est une proposition qui est de plus en plus audible et que la Banque centrale européenne serait bien inspirée d’entendre.
Au niveau de la régulation financière, il y a aussi un verdissement à opérer, c’est un verdissement qui consiste à demander aux banques de fournir énormément d’informations sur le bilan carbone de leur activité, sur leur empreinte carbone, donc beaucoup de communication, d’information extra financière. J’imagine d’ailleurs que c’est extrêmement consommateur de ressources humaines et de temps au sein des établissements bancaires. Et c’est beaucoup de temps, beaucoup gens mobilisés pour faire ça sans finalement que ça change beaucoup la donne. Ce qui changerait véritablement la donne, c’est plutôt un plan de décarbonation progressive des bilans bancaires où par exemple on se fixerait un calendrier pour fixer un horizon auquel les financements dans le charbon, dans les fossiles deviendraient interdits et où également on fixerait des objectifs aux banques de progression dit des financements verts à leur bilan.
On pourrait également bien mettre en place un dispositif de gestion de reprise d’un certain nombre d’actifs aux bilans des banques qui vont s’échouer à leur bilan qui, si l’on avance dans la transition, eh bien, vont perdre de la valeur. Et je crois que ça d’ailleurs c’est un des gros poids d’inertie au bilan des banques et dans les décisions des autorités monétaires et financières.
Les autorités savent pertinemment que si on n’avance pas suffisamment dans la transition, il y a bien sûr des risques physiques, des risques de dommages de destruction qui vont se multiplier et qui vont se traduire par des pertes aux bilans des établissements bancaires et financiers. Mais elles savent aussi que si on n’avance plus vite dans la transition, tous ces actifs carbonés qui constituent la majeure partie des bilans des établissements bancaires et financiers, vont perdre instantanément de la valeur. Cela va donc considérablement fragiliser le secteur.
Des plans de décarbonation des bilans bancaires soutenus par la puissance publique
Il y a cet arbitrage qui est assez intenable. L’accord entre d’un côté faire contribuer à la transition pour réduire le risque physique qui pèse sur les bilans bancaires mais d’un autre côté, pas avancer trop vite pour éviter de trop exposer les banques à ce que le secteur financier appelle ce risque de transition. Donc je pense qu’il faut absolument qu’on arrive à sortir en fait de cet arbitrage intenable et que la régulation financière doit verdir vraiment avec des plans de transition obligatoires, contraignants et puis des plans de décarbonation des bilans soutenus par la puissance publique avec un dispositif de gestion des actifs, des actifs échoués.
Donc il y a tout ça en fait à faire pour arriver à bien orienter les fonds privés. De la bonne volonté, il y en a dans le secteur bancaire et financier, mais ça ne pourra évidemment pas reposer entièrement sur la bonne volonté et sur la bonne volonté de quelques-uns.
A quelle échelle géographique faut-il agir ?
J. C-S : Je pense qu’il faut agir à toutes les échelles possibles, et ne pas opposer ces échelles. Tout ce qui peut être fait à l’échelle locale, nationale, européenne est bon à prendre. Et surtout ne pas se retrancher derrière l’idée que ça ne sert à rien d’agir à l’échelle où on l’on est assis si d’autres ne le font pas. Aussi parce que, à raisonner comme ça, strictement personne ne fait rien. Or, précisément, il faut que les actions s’additionnent.
Agir à l’échelle européenne pour les politiques publiques dont on parlait pour le verdissement de la politique monétaire, de la régulation financière, pour la mobilisation des États, pour des politiques d’investissement public, c’est évidemment que ça doit se concevoir avant tout à l’échelle européenne.
Il ne faut négliger aucune échelle et donc agir également, aller aux échelles nationales et même plus petits, aux échelles locales, parce que c’est aussi du finalement du mieux vivre qui est en question, c’est derrière ses actions de d’adaptation et d’investissement dans la transition. Si on agit à une échelle européenne et qu’on ne voit pas finalement la même action se déployer aux États-Unis ou en Chine par exemple, est-ce que ça doit nous amener à renoncer ? Quoi qu’il arrive, la réponse est non.
L’Europe, au contraire, gagnerait en force à montrer le chemin de la transition. Pour le moment d’ailleurs, et assez paradoxalement au fond, elle est en train de se laisser un peu dépasser par les États-Unis. Au niveau notamment des investissements d’infrastructures qui sont permis dans le cadre de l’Inflation reduction act (IRA) américain, qui permet donc vraiment une très gros effort d’investissement public dans les infrastructures.
Nous, en Europe, on ne se donne pas ces moyens là. Il ne faut pas conditionner l’action européenne à l’action des autres et pas imaginer que parce que les autres agissent moins, qu’il ne sert à rien d’agir. En l’occurrence, en ce moment, je pense que les Américains qu’on a longtemps taxé d’inaction sont en train pour certains aspects d’avancer peut être un peu plus vite qu’on ne le fait en Europe. Cela étant les Américains ont sans doute avec en ligne de mire un modèle de croissance verte assez assez technophile. Est-ce que c’est le modèle auquel on veut croire en Europe ? Peut-être à la Commission ou ailleurs. Mais je pense qu’il y a d’autres visions possibles de la transition.