Gomet’ s’est entretenu avec le dirigeant de Corsica Ferries, la compagnie maritime qui relie le continent, à partir de Toulon, Nice et Sète (mais pas de Marseille) et d’Italie, à la Corse et à d’autres îles méditerranéennes, italiennes (Sardaigne et Elbe) et espagnoles (Majorque et Minorque). Il nous parle de son activité, de la décarbonation dans le métier maritime, et de la délégation de service public entre Corse et Continent, dont sa compagnie ne bénéficie pas.
Pierre Mattei, rappelez-nous les spécificités de l’activité de Corsica Ferries
Pierre Mattei : Nous travaillons depuis notre création il y a plus de 50 ans sur le marché du transport maritime de passagers en Méditerranée, qui est un marché très concurrentiel et substituable, c’est-à-dire que les passagers faisant jouer la libre concurrence arbitrent aisément d’un port de départ à l’autre, d’une destination à l’autre, d’un transporteur à l’autre, en fonction du prix, des modalités (nocturne, diurne, durée, horaire, fréquence, acheminement…), du service (mode de réservation, flexibilité, services à bord…).
Notre vocation est de dynamiser ce marché. C’est ainsi que nous avons créé le marché de desserte de la Corse depuis Toulon dès 2000, après Nice en 1996. Puis nous nous sommes développés vers les Baléares en 2018. Et c’est pourquoi nous venons d’annoncer l’ouverture de nouvelles lignes au départ de Sète vers la Corse et vers les Baléares. Sète qui nous permet de couvrir le sud-ouest de la France, est compétitive d’accès depuis Paris et est proche géographiquement de la destination des Baléares.
Nous déployons à ce jour une flotte de 14 navires, répondant au mieux aux attentes du marché, et avons transporté l’année dernière 3,5 millions de passagers avec 1200 salariés (cf infra Corsica Ferries en chiffres).
Comment répondez-vous chez Corsica Ferries à la question de la décarbonation de la navigation maritime et des quotas carbone ?
PM : La transition environnementale et la responsabilité sociétale des entreprises sont un sujet global sur lequel il y a beaucoup de choses à mener. A Corsica Ferries, nous avons une équipe dédiée qui travaille conjointement sur trente projets, dont je vais vous citer quelques-uns. Nous déployons de la recherche et développement pour améliorer l’impact de nos activités. A quai, nos navires sont branchés électriquement à Toulon et à Sète, ce qui permet qu’un navire à l’arrêt n’émette plus de CO2 et gaz à effet de serre. Les ports étant traditionnellement en centre-ville, l’acceptabilité sociale des fumées, particules et bruits induits par les activités maritimes de toutes les compagnies a progressivement décru chez les riverains.
Pour la navigation en mer, nous travaillons sur les nouveaux carburants, avec les producteurs de combustibles, et avons pour stratégie de plutôt prendre des carburants désulfurisés, moins nocifs, préférentiellement au lavage des fumées. Nous modernisons notre flotte pour opérer des navires plus récents, plus grands, plus performants. Ainsi le navire Mega Régina est arrivé en 2021 et le Méga Victoria en 2023. Nous menons aussi d’autres projets expérimentaux, comme l’investissement dans Neoline, le 1er navire cargo à voile, avec CMA CGM et d’autres investisseurs.
Il n’y a pas de solution miracle unique, mais un panel de solutions à adopter. Nos émissions ont ainsi diminué de 20% depuis 2018.
La mise en place des quotas carbone maritimes au 1er janvier 2024 va dans le sens de nous pousser à optimiser nos traversées, pour économiser chaque litre de combustible. La mesure nous coûte plusieurs millions d’euros, soit l’équivalent d’un choc pétrolier. A la différence du métier du fret, qui prévoit des clés de répartition du coût des carburants, on ne peut pas transférer la totalité de ce coût aux clients passagers : une partie seulement se retrouvera en tarif, dont la hausse sera équivalente à l’an passé, c’est-à-dire inférieure à 10%, et une partie dans nos marges.
La Commission européenne a indiqué le 23 février ouvrir une enquête approfondie portant sur la délégation de service public (DSP) maritime Corse-Continent (*) : quel est votre avis sur la DSP et cette enquête en cours et quel système alternatif proposeriez vous ?
PM : Mon souhait n’est pas de m’exprimer à propos de nos concurrents, mais du cadre du marché. L’existence de subventions sur un marché concurrentiel m’a toujours préoccupé. Nous avons initié plusieurs procédures à ce sujet, dont certaines sont toujours en cours. J’ignore si l’enquête européenne actuelle est liée aux recours que nous portons, mais il me semble qu’il est normal que la Commission européenne s’interroge sur la réalité du besoin de service public.
Il faudrait démontrer qu’il y a une carence du service privé, ce qui ne semble pas être le cas. Les plus hautes juridictions ont déjà jugé que nos traversées depuis Toulon et Nice sont substituables à celles au départ de Marseille, cela a même entraîné des condamnations. Depuis, notre capacité n’a cessé de se développer. Il n’est pas étonnant dès lors qu’à nouveau on s’interroge sur ce système de DSP subventionnée par la Corse à hauteur de 854 millions et attribuée par des appels d’offres sans réelle concurrence.
A mon avis, les évènements en cours, recours juridiques, grèves et préavis (*), menaces sur l’emploi démontrent à l’évidence, sauf à vouloir persister dans les mêmes erreurs, que le système de DSP est tout simplement à bout de souffle, c’est même une impasse mortifère.
Subventionner en DSP des compagnies maritimes pour transporter des passagers en Corse est devenu inutile et illégal.
Pierre Mattei
Subventionner en DSP des compagnies maritimes pour transporter des passagers en Corse est devenu inutile et illégal. Le test de marché organisé par la Corse en 2018 le prouve, l’offre naturelle est surabondante et les services quotidiens et de qualité. Il n’y a plus de carence de l’initiative privée que sur une partie du service fret. Le résultat est que le montant des subventions accordé est très supérieur (de plusieurs dizaines de millions d’euros par an) à ce qui est nécessaire. Ainsi l’argent public n’aide pas le transporteur ou le passager mais la compagnie bénéficiaire (à pérenniser son inadéquation, ses surcoûts, ou si elle est bien gérée, ses profits).
La solution : aider les passagers, les transporteurs et non plus les compagnies. Puisque l’heure est au débat : passer aux aides directes et unitaires. Si telle catégorie sociale a besoin d’être aidée pour ses déplacements (malades, résidents, chômeur, retraités, étudiants…), pourquoi ne pas y contribuer directement, par une aide financière, aux déplacements de ceux qui en ont besoin. Il n’est pas nécessaire d’aider les compagnies maritimes pour cela, l’aide doit être versée aux bénéficiaires pour éviter toute dérive.
Ainsi les passagers, les transporteurs choisiraient l’horaire, le port, le navire le plus adapté à leurs besoins. Ils obtiendraient directement une compensation liée au surcoût de l’insularité. Le système permettrait à la fois de faire des économies de subventions et d’abaisser les prix des billets. Au passage nous éviterions ces épisodes douloureux d’appels d’offres conflictuels. Mais est-il encore permis de rêver ?
Corsica Ferries en chiffres
1968 : création par Pascal Lota, traversées entre Italie et Corse
1995 : plus d’un million de passagers transportés
1996 : ouverture de la ligne Nice Corse et fin du monopole des compagnies d’état
2000 : ouverture de lignes Toulon Corse
1999-2006 : entrée en service des navires mégaexpress I II III IV, plus de trois millions de passagers transportés
2017 : rachat de la compagnie par son équipe dirigeante à la famille Lota suite au décès du fondateur en 2016
2018 : 50 ans de la compagnie, ouverture de la ligne France Baléares
Nombres de ports desservis : 15 (trois en France, trois en Italie, quatre en Corse, deux en Sardaigne, un à Elbe, deux aux Baléares)
Nombre de navires à ce jour : 14
Nombres de passagers transportés en 2023 : 3.5
Effectif : 1200
CA 2023 : 320 millions d’euros
(*) NDLR : En 2022, l’Assemblée de Corse a voté l’attribution d’une nouvelle délégation de service public maritime, allant de 2023 à 2029, à Corsica Linea et à La Méridionale, pour le transport maritime de passagers et de marchandises. C’est cette DSP qui fait l’objet de l’enquête européenne en cours. Il a en effet été annoncé par la Commission européenne le 23 février dernier que « la Commission ouvre une enquête approfondie en matière d’aides d’État concernant les compensations accordées par la France aux compagnies de transport maritime. » Le site officiel de la représentation en France de la Commission européenne précise qu’il s’agit « de déterminer si la compensation de service public accordée à Corsica Linea et à La Méridionale pour la prestation de services de transport maritime vers la Corse est conforme aux règles de l’UE ». Par ailleurs, un préavis de grève a été déposé pour les 11 et 12 mars par un syndicat du personnel des compagnies Corsica Linea et la Méridionale, en partie car le personnel est inquiet de l’avenir de ce cadre de DSP.
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