Les émissions de CO2 des navires de commerce fréquentant les ports de l’Union européenne commenceront à être taxées en cette année 2024, nouveauté pour les opérateurs maritimes, en vue d’accélérer leur décarbonation.
L’insertion du transport maritime en 2024 dans le Système d’échange de quotas d’émission (SEQE) de l’Union européenne (ou EU ETS – Emission Trading System) a été adoptée par le Parlement européen le 18 avril 2023. A partir du 1er janvier 2024, les transporteurs maritimes européens doivent payer un prix du carbone via le système du marché des quotas, en fonction de leurs émissions de CO2, plus précisément les émissions des gros navires de commerce qui se trouvent dans les ports de l’Union Européenne et naviguent dans ses eaux, quel que soit leur pavillon, à partir de la jauge de 5000 UMS (Universal Measurement System, unité de mesure du tonnage des navires de plus de 24 mètres effectuant des voyages internationaux, tandis que le tonnage des petits bateaux est exprimé en tonneaux).
Comment marchent déjà les quotas avant l’insertion du maritime ? Créé en 2005, l’EU ETS est le premier et le plus grand système d’échange de quotas d’émission au monde. Le SEQE de l’UE a fixé des plafonds d’émissions de gaz à effet de serre (GES) autorisées pour certains secteurs polluants, comme l’industrie lourde ou la production d’énergie.
Les entreprises européennes concernées qui se sont vu attribuer des quotas d’émissions de GES peuvent depuis lors acheter, vendre ou échanger ces quotas sur un marché, dont le prix fluctue selon l’offre et la demande et se situe dernièrement entre 80 et 90 euros la tonne : les opérateurs qui émettent moins que leur quota peuvent vendre leurs excédents, ceux qui émettent davantage doivent acheter plus de quotas en fonction de la quantité de gaz à effet de serre qu’ils émettent (1 tonne de CO2 = 1 quota ETS). Tous les ans, une diminution du nombre de quotas disponibles sur le marché est prévue afin de réduire les émissions globales, conformément aux objectifs climatiques de l’Union Européenne. En France, le ministère de la Transition écologique indique que le SEQE couvre 1059 installations qui ont émis 84 millions de tonnes de CO2, soit environ 20% des émissions territoriales de la France et 80% des émissions de l’industrie (chiffres 2022). Notre région est particulièrement concernée.
Comment les navires seront-ils touchés ? Les acteurs maritimes rejoignent ce système européen SEQE, à l’exception notable qu’ils ne se voient pas attribuer de quotas, comme cela avait été le cas initialement pour les industriels, mais qu’ils doivent nécessairement les acquérir sur le marché en fonctions des émissions issues de leurs activités.
L’UE dispose d’une assiette de calcul pour taxer les émissions de gaz à effet de serre des navires, car depuis 2018, la mise en place du règlement MRV (Monitoring, Reporting and Verification) impose la communication des consommations de carburant des navires de commerce de plus de 5 000 UMS de jauge brute pour chacun de leur voyage effectué dans les eaux européennes. Environ 12 000 navires par an sont concernés, selon le dernier rapport de la Commission européenne sur le MRV, qui porte sur l’année 2021.
À partir de cette année, 40% de leurs émissions seront soumises à taxation, plus exactement à l’achat de droits d’émissions. En 2026, ce sera 100%, avec l’ajout au carbone des émissions de méthane et de protoxyde d’azote. Les navires voyageant entre l’UE et une destination située dans un pays tiers ne faisant pas partie du territoire de l’UE devront payer pour 50% des émissions du voyage. La note sera répercutée aux chargeurs et clients finaux, comme le sont déjà généralement les évolutions de coûts du transport maritime, les fluctuations des carburants et des risques dans les prix du transport.
Qu’en penser ? C’est la première réglementation contraignante en matière de lutte contre le changement climatique dans un secteur qui n’est actuellement pas aligné sur l’objectif de l’accord de Paris (la limitation du réchauffement des températures à 1,5 °C), et qui agissait sur le sujet sur la base du volontariat, comme plusieurs expériences relatées par Gomet’ : fonds pour la décarbonation et nouveau mode de propulsion pour CMA CGM, GNL pour Corsica Linea, filtres à particules pour la Méridionale, branchement électrique à quai pour le Port de Marseille… C’est aussi une mesure inhabituelle pour une industrie qui est vue comme peu taxée, et échappe en effet à l’impôt sur les sociétés, remplacé par la taxe au tonnage, aux cotisations patronales sur les salaires des marins et aux taxes sur le fioul. La raison ? La très vive concurrence internationale sur un secteur mobile par définition, qui conserve un poids national et local important.
Le poids de la mer en France et à Marseille
Selon l’Institut of Shipping, Economics and Logistics (ISL), la flotte française se situe au 1er janvier 2023 au 26e rang des flottes mondiales en taille du pavillon. Selon le secrétariat d’Etat chargé de la mer, la flotte de commerce totale sous pavillon français compte 431 navires de plus de 100 UMS, 234 pour les services maritimes et 197 pour le transport, dont pétroliers, gaziers, porte-conteneurs, cargos, rouliers et transbordeurs, paquebots, câbliers, remorqueurs, pilotes… et « cette diversité repose sur des armateurs nationaux très actifs, qui peuvent être de véritables leaders mondiaux sur leurs segments respectifs (CMA CGM pour le transport de conteneurs, Bourbon dans l’offshore) ou des groupes aux activités multiples (Groupe Louis Dreyfus Armateurs dans le vrac sec, la pose de câbles…) également des armateurs très spécialisés (Jifmar…) voire novateurs sur un créneau ancien comme Ponant… »
Et pour nos acteurs marseillais ? Des noms réputés sur le métier maritime bien connus des Marseillais sont concernés par la mesure. À titre d’exemple, CMA CGM, 3e transporteur maritime mondial dont le siège est à Marseille et dont la flotte compte plus de 623 navires, a informé ses clients et estimé la surcharge, basée sur une valeur des quotas carbone estimée à 90 euros par tonne de CO2, sur ses différents trajets : cette surcharge pèserait selon les trajets et selon les types de frêt de 20 à 65 euros par conteneur Equivalent Vingt Pieds (l’EVP est une unité de mesure des conteneurs dont les dimensions sont standardisées). Egalement, l’armateur marseillais familial Marfret a informé ses clients début décembre de l’impact.
Pour les activités maritimes spécialisées, utilisant de plus petits navires spécifiques et parcourant de plus petites distances que les acteurs du frêt maritime conteneurisé, l’impact actuel est moindre même si la trajectoire est à la maîtrise des consommations et émissions. Ainsi, pour Bourbon, « sur une flotte de 250 navires, seuls 10 sont concernés (par les nouveaux quotas) du fait de leur tonnage : il s’agit des navires dédiés à l’activité Inspection Maintenance et Réparation, et non pas des “surfers”, navires de transports d’équipes vers les plateformes pétrolières ou éoliennes qui sont de plus petite taille » selon Christelle Loisel, directrice de la communication et de la RSE de Bourbon, qui confirme par ailleurs que le siège marseillais du groupe quittera cet été son adresse historique du quartier Saint Victor surplombant le Vieux Port pour déménager à la Joliette dans un nouvel immeuble, comme nous l’avions révélé.
Quant à Jifmar Offshore Services, dirigé par Jean-Michel Bérud et dont le siège est à Aix, qui a annoncé en décembre une acquisition aux Pays Bas avec Acta Marine, de la même façon il n’est « pas vraiment concerné par ces sujets quotas carbone immédiats, qui touchent surtout les navires au fioul lourd, notre flotte étant diesel ; seul le récent navire Canopée est impacté, par sa puissance, mais peu grâce à son hybridation » (premier cargo industriel hybride au monde propulsé par l’éolien).
Les ferries de passagers en première ligne
Enfin, les ferries transportant des passagers sont concernés, compte tenu de leur tonnage. Corsica Linea, certifiée Green Marine Europe fin 2023, explique à Gomet’ sa situation et sa stratégie par la voix de Chloé Taverni, responsable développement durable. La compagnie est soumise aux quotas d’émissions à partir du 1er janvier 2024 ; sa flotte émet environ 300 000 tonnes de CO2 par an au total, dont environ 250 000 tonnes entrent dans le périmètre, c’est à dire toute l’activité vers la Corse (trajets intra UE concernés à 100 %) et les lignes vers l’Algérie pour moitié (trajets partagés entre UE et international, donc concernés à 50 %) ; et compte tenu de la progressivité de la taxation (40 % la première année), ce seront 100 000 tonnes qui supporteront le coût d’achat des droits d’émissions.
Avec une hypothèse de marché à 80 € la tonne pour 2024, la note s’élèverait à 8 millions d’euros, ce qui alourdirait la structure de coûts et pèserait in fine au moins en partie sur les prix et les passagers. A l’horizon 2026, lorsque 100% du schéma sera déployé, le marché est estimé autour de 100 € par tonne. La stratégie de Corsica Linea consiste à réduire ses émissions de 40% d’ici 2030, en actionnant trois leviers : l’amélioration de l’exploitation des navires, comme la vitesse ou les escales, pour réduire consommations et émissions ; les investissements techniques, pour moderniser une flotte de 23 ans d’âge moyen et améliorer son efficience énergétique, comme par exemple avec des hélices optimisées ; et les carburants alternatifs, ou bio-combustibles, susceptibles de diminuer le ratio entre quantité de combustible consommé et de CO2 émis dans l’atmosphère ; tous projets dont la pertinence économique sera évaluée en intégrant à l’équation la nouvelle contribution carbone.
Lien utile :
Notre Hors-série Economie Bleue