J’ai lu récemment un (très) long article daté du 1er Mars 2013 paru dans la Harvard Business Review (HBR pour les intimes) dont le titre est Big Bang Disruption et dont le sujet est : la manière dont les nouveaux innovateurs peuvent balayer en un éclair les business et les entreprises qui sont établis depuis longtemps. Rien de nouveau peut être, me direz-vous, on a déjà vu ça.
L’intérêt de l’article réside dans la manière dont l’auteur a traité le sujet avec deux objectifs : le premier de démontrer que nous avons définitivement changé de monde et que les théories et les pratiques du management comme le marketing et la stratégie d’entreprise, même parmi les plus prisées actuellement ou parmi celles qui ont connu leurs heures de gloire dans une époque récente, n’ont plus cours. Le deuxième intérêt, c’est de donner aux entreprises qui sont installées depuis longtemps et qui font des efforts pour maintenir leurs positions et leurs lignes de produits, des outils pour essayer de résister aux innovations radicales, ce qui m’a semblé un peu contre-productif si l’on se place du point de vue de celui qui pense que l’innovation sous toutes ses formes est productrice de richesse.
Ce que dit l’auteur, c’est que Clayton Christensen, en 1995, a expliqué aux entreprises établies que celles-ci devaient être en permanence aux aguets pour repérer et neutraliser les nouveaux arrivants qui essaient d’offrir des substituts bon marché à leurs produits, puis qui s’installent sur les segments d’entrée de gamme et qui progressent lentement tout en capturant de plus en plus de segments haut de gamme. Lorsque ces perturbateurs arrivaient avec leur solution, la seule planche de salut pour une entreprise établie était de racheter l’innovateur. Le problème c’est que ce « vieux » modèle défensif face à l’innovation de rupture a un sérieux défaut. En effet, celui-ci prend pour argent comptant que l’innovateur laisse le temps à l’entreprise établie de développer en interne sa nouvelle génération de produits, alors que celui-ci rogne lentement les segments les moins profitables. C’est le genre de conseil qui n’a pas profité du tout aux fabricants de navigateurs GPS (Tom-Tom, Garmin, …) qui ont vu leur chiffre d’affaire fondre comme neige au soleil alors que la perturbation n’est pas venue d’un compétiteur mais des applications installées sur les Smartphones qui, grâce à la robustesse des plateformes iOS et Androïd, sont en permanence remises à jour, améliorées et distribuées automatiquement via le Cloud.
L’innovation ne vient plus exclusivement d’un concurrent du marché
La leçon de cette histoire, continue l’auteur, c’est que l’innovation n’est venue ni d’un compétiteur du marché, ni d’une entreprise qui a le même business model. Encore moins d’une entreprise qui, selon les critères de Christensen, serait entré sur les segments bas de gamme pour monter tranquillement conquérir les segments haut de gamme. Les utilisateurs de tous les segments ont massivement déserté le marché du navigateur GPS en quelques semaines seulement !
Les règles viennent de changer. Brutalement. On était habitué à voir des produits mûrs balayés par une innovation technologique dont le cycle de vie se raccourcit sans cesse. Mais pas des lignes entières de produits, voire des marchés crées ou détruits en un éclair (ou presque). Ces perturbateurs donnent l’impression de venir de nulle part et d’être de partout en un instant. Lorsqu’elle est actée, l’entrée en scène de ce type d’innovateur est alors pratiquement impossible à endiguer. Ces perturbateurs qui changent les règles du jeu sont appelés par les spécialistes : Big Bang Disrupters. Selon l’auteur, ils ne créent pas de Dilemme pour l’Innovateur (voir à nouveau Christensen, Innovator’s Dilemma), ils déclenchent des désastres.
Une nouvelle ère est née. Il faut de nouvelles stratégies puisque ces perturbations ne suivent aucune règle connue et qu’elles sont non planifiées et non intentionnelles. En fait, toujours selon l’auteur de l’article, les innovateurs qui créent des nouveaux produits lors des hackatons auxquels ils participent, ne cherchent pas à perturber les entreprises établies. Celles-ci sont juste réduites à des dommages collatéraux ! A titre d’exemple, un peu daté mais qui illustre bien le propos, l’invention de la photographie numérique n’avait pas pour objet de détruire l’industrie du film argentique.
Ces perturbations singulières de type « Big Bang », ne diffèrent pas des « innovations traditionnelles » par leur intensité mais par leur nature même. Elles sont moins chères, plus inventives et mieux intégrées aux produits et aux services existants. Internet fait le reste pour la distribution. Cette onde de choc se propage même à des produits qui ne sont pas issus des technologies de l’information et de la communication. Certes les voitures et l’alimentation ne peuvent pas être remplacées par des applications pour smartphone mais il faut compter avec le fait que le business des restaurants dépend maintenant des réservations en ligne, de coupons qui sont distribués via les mobiles et le fait que les technologies de l’information envahissent les tableaux de bord des voitures, sans compter que les voitures seront bientôt sans conducteur. Ce n’est pas tout. Les innovations de type « Big Bang » sortent de nulle part en combinant des technologies existantes qui ne semblent pas reliées à l’offre marché de l’entreprise qui l’occupe et qui pourtant vont proposer aux utilisateurs de la solution de l’entreprise en place une offre bien meilleure.
D’après l’auteur les caractéristiques dévastatrices de ce type de disruption, style Big Bang, sont triples (ce qui me gène c’est que HBR a l’air de découvrir quelque chose) :
1) Un développement sans entrave (développement au sens de développement produit). C’est le concept du MVP (Minimum Viable Product) que l’on introduit sur le marché pour tester sa capacité à répondre à un besoin d’usage. Si ça ne marche pas on recommence et on recommence encore jusqu’à ce que l’on trouve la solution de l’équation aux variables multiples : usages, produit, valeur ajoutée, marché…
2) Une croissance spontanée et non contrainte : la courbe en cloche qui illustre les 5 segments de marché liés à l’adoption des innovations a vécu ! C’est aussi un dommage collatéral de la disruption par le Big Bang. La disparition de toutes nos belles courbes en cloche qui illustraient pourtant si bien notre monde de l’adoption de l’innovation. En effet le nombre de segments se réduit à 2 : Les « testeurs », qui ô surprise ont l’air de co-construire l’innovation et « les autres ».
3) Une stratégie sans discipline qui contredit toutes les théories sur les avantages compétitifs. Comme le dit l’auteur de l’article on ne combat pas un concurrent potentiel totalement indiscipliné et qui présente une menace extérieure par plus de discipline au sein de sa propre société ! En effet, les Big Bang Disrupters sont totalement indisciplinés (en matière de stratégie en tout cas) et ce jusqu’au bout des ongles. Enfin, l’auteur de l’article finit par égrener une série de stratégies et de solutions pour résister aux Big Bang Disrupters (ce qui me semble antinomique, car on ne peut pas, par définition, résister au Big Bang) comme savent très bien le faire quantité de cabinets de consultants qui conseillent des grandes entreprises au quotidien et qui ne m’ont pas du tout convaincu.
En fait, je vous renvoie à la prestation de notre partenaire Philippe Méda lors de son intervention à LIFT en Février 2014, qui emploie des tournures de phrases très tranchées pour illustrer ce propos du Big Bang et de la mort qui attend toute entreprise qui n’est pas prête à chercher à comprendre comment les Disrupters du 21ème siècle fonctionnent. On consultera aussi à ce propos le cours de Philippe Méda.
La loi de Moore que j’ai très bien connue et utilisée, pour avoir travaillé très longtemps dans l’industrie de la microélectronique est bien morte. Pas parce qu’elle ne s’applique plus aux wafers fabriqués dans les salles blanches mais parce que tout innovateur qui ne veut suivre que la Loi de Moore dans son business model est condamné à mourir à brève échéance. Il peut toujours essayer de lutter. Son combat est perdu d’avance.
* Cet article a été édité par Jérémy Collado