Le Parlement européen a adopté mardi 12 mars, la révision de la directive “Poids et dimensions”, favorisant la circulation sur les routes européennes des méga-camions, poids-lourds pouvant peser jusqu’à 60 tonnes, contre 44 tonnes actuellement en France, et mesurer jusqu’à 25 mètres de long (contre 18,75 en France) avec deux remorques attachées.
Les avantages économiques attendus de la mesure, qui reste à transposer en droit national, sont contrebalancés par des alarmes écologiques et de sécurité routière. « Les routes françaises ne sont pas adaptées pour accueillir ces poids lourds, contrairement à la Finlande et la Suède, qui ont des autoroutes très droites », expliquait Karima Delli, députée européenne écologiste française, présidente de la commission des Transports et du tourisme au Parlement à Strasbourg (touteleurope.eu). À l’issue du vote, Patrice Vergriete, ministre français délégué aux Transports, indiquait sur X : « la France redit son refus d’une libéralisation de la circulation internationale des camions de 44 tonnes et des “mégatrucks”. Aujourd’hui, la priorité est le report modal, en particulier vers le ferroviaire. »
Gomet’ a recueilli l’avis réservé de deux acteurs locaux, professionnels du transport multimodal, qui oeuvrent pour la diminution du poids de la route dans le transport des marchandises : Bernard Meï de Modalis (Aix) et Manuel Cordelet de la société Lomak (Saint-Andiol et Miramas).
Avantages attendus : massification des transports routiers et résolution des pénuries de chauffeurs
Bernard Meï, dirigeant fondateur de Modalis, tente d’objectiver les impacts de la mesure. « Avec des camions plus gros, on massifie le transport, puisqu’un chargement sera quasi doublé, avec le même chauffeur, donc on devrait avoir moins de camions sur les routes, et on réalisera une économie de coûts. L’Europe a été confrontée au manque de chauffeurs de poids lourds sur le marché du travail ces dernières années. La population de chauffeurs est vieillissante, les jeunes veulent dormir chez eux le soir et non dans leur cabine, la profession s’est dévalorisée, les règles se sont renforcées.
La pénurie de chauffeurs s’était même aggravée par la mobilisation militaire des chauffeurs ukrainiens, auquel le recours était courant en Europe. Toutefois, la conjoncture actuelle moins favorable a détendu cette situation, le fret étant un indicateur économique avancé sensible. Précisons que les gains de productivité ne font généralement pas le bénéfice du transporteur, mais de l’industriel, car ils sont rendus au client dans les tarifs de fret. »
Inquiétudes suscitées par les méga-camions : encombrement, sécurité et fin du report modal
« Mais sur le principe, jusqu’où ira cette escalade, cette surenchère, ne faut-il pas arrêter à un moment de vouloir toujours plus gros ? Et dans la pratique, ces camions plus gros et plus puissants seront plus polluants et plus encombrants sur les routes : pourront ils circuler sur nos ronds-points, ne génèreront-ils pas des accidents ? » s’inquiète Bernard Meï.
Surtout, en tant que professionnel de la logistique intermodale, visant à combiner la masse du rail et la souplesse de la route, il redoute un report modal à l’envers de ce qui est souhaité : par ce nouvel avantage compétitif, permettant 30% de chargement de plus dans les camions, la route va gagner du terrain au détriment du rail. Ceci précisément sur les transports de longue distance qui étaient la zone de compétitivité du rail, alors que le fret ferroviaire voyait déjà sa part en baisse (moins 20% en 2023, en France) et avait déjà du mal à s’équilibrer, du fait de trains insuffisamment remplis (en dessous de 80%) sur une activité de volumes très capitalistique.
Bernard Meï craint un effet démultiplié : l’effet marginal de quelques camions en moins chargés sur un train, qui diminue le taux de remplissage et passe en dessous du seuil de rentabilité, peut conduire à l’annulation d’un train complet et détourner même les fidèles chargeurs du rail, alors que la régularité et le remplissage sont essentiels au métier.
L’Europe voulait décarboner le transport, mais le jeu des compromis européens a conduit à une décision dans le sens contraire. Visiblement l’Union Internationale Rail Route qui réunit les acteurs intermodaux européens a du mal à se faire entendre à Bruxelles.
- Modalis est un groupe de 135 personnes, dont le siège est à Aix, qui a franchi 50 millions de chiffre d’affaires en 2023. Créé et dirigé par Bernard Meï depuis 22 ans, il délivre des solutions de logistiques intermodales pour le fret, à une clientèle internationale. Le groupe s’est diversifié sur le report modal et soutient la progression des énergies nouvelles.
Le tonnage du camion, un facteur clé au plan économique et réglementaire
Manuel Cordelet, directeur de Lomak, en tant que spécialiste du transport combiné, revient sur l’historique règlementaire en matière de tonnage des camions sur route et sur rail : « En France, aujourd’hui, et depuis 10 ans, depuis le décret du 1er janvier 2014, un chargeur peut mettre dans un camion 28,5 tonnes de charge utile de marchandise, 4 tonnes de plus qu’auparavant. Soit un gain de 15% sur le prix à la tonne : pour les routiers et les chargeurs, c’était une excellente nouvelle, car cela équivalait à supprimer 1 camion sur 7.
Or, le législateur a oublié la spécificité du rail, et depuis cette date, le transporteur qui fait du rail-route est toujours limité à 26,5 tonnes, soit deux tonnes de moins que le routier. Cette inégalité de traitement a provoqué du report modal inversé, du rail vers la route, car les chargeurs en produits lourds ont tous calibré leur conditionnement sur du 28,5 tonnes (et non 26,5) : toutes les palettes en produits lourds ont été calibrées pour entrer dans ces standards. Les professionnels du fret combiné en rail-route (par le biais du Groupement national des transports combinés) ont multiplié les démarches auprès des autorités nationales pour obtenir une égalité en charge utile avec les routiers à 28,5 tonnes, et donc le droit à 46 tonnes brutes, sans succès. Ils se sont vu objecter des raisons sécuritaires, le poids étant synonyme de risque, par exemple pour les glissières d’autoroutes.
Depuis le 25 juillet 2022, un décret est paru pour expérimenter les 46 tonnes sur certains axes et la région Sud est concernée au premier chef. Malheureusement, rien n’a changé depuis. Le sujet a de nouveau été évoqué fin 2023, à Marseille, aux rencontres du fret décarboné Régiofret avec SNCF Réseau, en présence d’élus et de hauts fonctionnaires, auxquelles participaient Lomak et Modalis. Avec la récente décision européenne sur les 60 tonnes, cela devrait permettre de lever le principe de ce plafond des 46 tonnes en France. »
« Des camions de 60 tonnes qui circuleront sur la route à côté de familles »
L’avis de Manuel Cordelet sur les méga-camions reste amer : « On a refusé les 46 tonnes en France alors que l’on nous parle sans arrêt d’écologie et de sécurité et on vote pour des camions de 60 tonnes qui circuleront sur la route à côté de familles dans leurs voitures ! Peut-être que les routes scandinaves et orientales en Europe sont conçues pour la longue distance, comme aux USA et en Australie, mais ici ? Les aires d’autoroutes et autres infrastructures seront-elles refaites ? Notre réseau ferré historique sera-t-il délaissé ?
Certes on manque de chauffeurs. Mais pour l’emploi et le volet social, autant que pour l’écologie, la solution de la combinaison rail-route est préférable : un chauffeur en rail-route équivaut à 4 chauffeurs routiers en terme de productivité, car la marchandise est confiée au rail sur la longue distance. Le chauffeur rail-route dort à domicile, ne roule pas fatigué sur le réseau routier public, son emploi local ne se délocalise pas et n’est pas soumis au dumping social. Notre région PACA étant à un bout de l’hexagone, nous étions la première concernée par les atouts du transport combiné rail-route. Avec les méga-camions, ce sera plus de route et cela se fera aussi au détriment du pavillon routier français. »
- Lomak a été créée en 2007 par des professionnels du transport et de la logistique qui ont développé le transport combiné et le pré-post acheminement par route, avant chargement sur rail, soit des camions complets, soit des lots partiels. Leur premier client a été Castorama. Le siège est à Saint-Andiol et la société dispose d’une importante plateforme logistique à Miramas. Elle emploie 65 personnes, possède un parc de 300 caisses mobiles et 165 châssis, et réalise 27 millions de chiffre d’affaires en 2023. Manuel Cordelet en est depuis 16 ans le directeur commercial.
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