Alain Cabras est interculturaliste, professeur associé à Polytech Marseille et co-fondateur de Marseille au Pluriel
Dix après les massacres de Charlie et de l’Hyper casher, que reste-t-il du système immunitaire culturel et symbolique français, autrement dit d’un « nous » ? Est-il à ce point encore plus en danger qu’il faille parler sans cesse de retisser les liens, de chercher du commun, voire plus ardu encore : apprendre à refaire société ? Par système immunitaire symbolique, il faut comprendre la belle formule de Peter Sloterdijk, grand intellectuel contemporain allemand : « nommer, protéger et transmettre ce qui est tissé ensemble » (1). Que tissons-nous encore ensemble ? Ou comme dit Pierre-Henri Tavoillot : « voulons-nous encore vivre ensemble ? » (2).
Le pouvoir politique a répondu, depuis 2015, à tous les attentats et séparatismes plus ou moins sanglants, avec l’arme du Légal, comme cette première semaine de 2025 avec les prédicateurs de haine algériens (pudiquement appelés influenceurs) appelant à commettre des attentats terroristes sur le sol français. C’est, certes, le minimum de ce que l’on attend de l’Etat. Mais cette longue décennie, sans doute préhistoire de l’affrontement avec l’islamisme grandissant, a vu s’accroitre la demande sociale et politique de plus en plus forte et trans-partisane de réponse par le Légitime.
« Ce que l’on établit légalement ensemble fait contrat. Ce que l’on tisse ensemble fait pacte ». (3) Une société se fait et se défait sur le pacte qui lie ses membres, soit sur une entente minimale, mais non négociable, sur ses valeurs, ses préférences collectives et ce qu’elle considère comme indigne de son histoire et de ses principes. Mais alors, comment tisser ensemble quand une société est ouverte, démocratique et plurielle culturellement ? Comment tisser du comme-un quand la société est de plus en plus complexe culturellement et voire en termes d’intelligences ? Que cela nous plaise ou non, la France est plurielle. C’est un fait politique et social indiscutable.
C’est pourquoi deux voies se sont ouvertes, à l’aube des années 80 au XXe siècle : le multiculturalisme et l’interculturalisme, pour tenter d’organiser cette pluralité. Hélas, deux mots peu connus voire très mal interprétés, souvent par ignorance. Et pourtant la France du prochain quart de siècle va devoir s’imaginer et se projeter à partir du choix entre ces deux cadres. Ici, il s’agit de prôner, avec force, l’interculturel. Désormais, le temps presse et il faut comprendre en quelques mots les vertus du cadre interculturel.
Qu’est-ce que l’interculturel ?
L’interculturel est l’ensemble des idées et des pratiques qui permettent à des personnes de cultures différentes de pouvoir travailler ensemble, voire de vivre ensemble. L’interculturel prône trois choses non-négociables : un respect du cadre qui sert de culture d’accueil, un respect total des différences dans une réciprocité intégrale entre toutes les personnes, et enfin, un objectif majeur : la cohésion par l’unicité (faire un avec nos différences).
Pourquoi avons-nous tant besoin d’intelligence interculturelle ?
Pourquoi avons-nous tant besoin d’intelligence interculturelle ? Pour pouvoir réapprendre à reposer le cadre d’une culture, et surtout le cadre de ma culture : comment elle est construite, ses valeurs, ses ambitions, ses rêves et ses peurs. Sans cela comment apprendre à décrypter celle des autres ? Un cadre n’est pas simplement quelque chose de statique. Il est permanent et impermanent dans la culture d’une société ouverte et démocratique. Dans ce qu’il a de permanent, il donne des repères et de la sécurité. Dans ce qu’il a d’impermanent, il libère une énergie créatrice puissante qui lui permet de bâtir un récit. Autrement dit, un cadre posé éloigne les peurs paniques millénaires des autres car il sécurise ses membres. Il empêche aussi, à l’autre bout du prisme, le lent dénigrement de soi, alors que le multiculturalisme crée l’exact contraire : du racisme chez les uns, du renoncement à être soi chez les autres.
Jusqu’où l’interculturel mène-t-il ?
Pour apprendre à rester une société ouverte mais qui sait cultiver son « système immunitaire symbolique » et culturel, la cohésion ne peut plus être une option mais bel et bien un projet de société. La cohésion en société plurielle et complexe, c’est l’unicité qui est première au-dessus de tous les chocs culturels ethniques, religieux, virtuels, numérique ou d’IA. Repenser l’interculturel loin des discours à la guimauve ou de ceux de la haine, c’est sans cesse vouloir faire société. C’est faire de tous les paramètres et ingrédients d’un « vouloir vivre collectif », selon Ernest Renan, un élément sacré. Et qui dit sacré dit sacrifice et sacrilège. Qui dit sacré dit prestige et qui fait grandir.
Empêcher que le monde se défasse
Dans le monde du travail, il s’agit d’œuvrer ensemble pour atteindre des objectifs, dans une société c’est pour faire vivre une cause. L’interculturel est la seule voie intelligente, pacifique et respectueuse de tous, qui y mènera. A ce jour, il est la seule voie possible pour répondre à l’intuition prémonitoire d’Albert Camus qui écrivait le 10 mars 1957 : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse ».
1 Sloterdjick P, « Tu dois changer ta vie », Ed Chastel, Paris. 2015
2 Tavoillot, PH, « Voulons-nous encore vivre ensemble ? », Ed Odile Jacob, Paris 2024.
3 Cabras A, Lacan A, « Sens & Nous », Ed Management Prospective Editions, Paris 2024.
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