Le sociologue Jean Viard, qui tient tous les weekend la chronique « Questions de société » sur France Info, livre pour Gomet’ son analyse du dernier scrutin présidentielle et ce qu’il dévoile de la société française. Directeur de recherches CNRS au Cevipof, auteur de très nombreux ouvrages aux éditions de l’Aube qu’il dirige, il s’est aussi engagé en politique. Conseiller métropolitain à Marseille Provence Métropole sous la majorité du socialiste Eugène Caselli, il a été candidat sur les listes LREM du Vaucluse en 2017, Jean Viard alerte ici sur le risque de la montée des sociétés illibérales (extrême-droite) et l’importance de revoir la réorganisation des territoires pour y remédier.
Que nous apprennent les résultats de ce 24 avril sur la société française ?
Jean Viard : La mutation majeure est celle du rôle du politique. Auparavant, les partis avaient pour ambition de changer la société pour la faire coller à leur projet. Aujourd’hui, avec le changement climatique et le numérique, les sociétés évoluent seules et très rapidement. Le changement est impulsé par le réel et non plus par les politiques. Le rôle de ces derniers, à présent, est de faire en sorte que la société s’adapte à ces changements. Les gens sont de plus en plus demandeurs de protection face à cela. Or, il existe deux types de protection : une protection démocratique, et une protection illibérale – il est préférable d’employer ce terme à la place de celui « d’extrême-droite » car il s’agit du terme employé par nos voisins européens pour décrire le même phénomène.
« Il faut convient de s’interroger sur le nombre de partis démocratiques. Ces derniers devront s’allier pour faire face aux partis illibéraux.»
Jean Viard
Les électeurs qui ont voté pour Emmanuel Macron ont pour point commun d’être pour son projet de démocratie, même s’ils ne sont pas forcément d’accord avec son programme. C’est pourquoi il est erroné de remettre en cause sa légitimité : quoiqu’il en soit, le vote du second tour est de toute façon un vote par défaut, puisque le choix des candidats est restreint.
On tend davantage à ce type d’affrontement démocratique – illibéral dans les années à venir. C’est pourquoi il faut convient de s’interroger sur le nombre de partis démocratiques. Ces derniers devront s’allier pour faire face aux partis illibéraux.
L’extrême-droite a tout de même gagné du terrain en France et particulièrement en Provence-Alpes-Côte d’Azur, où elle arrive en tête à 51% des voix. Que dire de cette montée du RN ?
J.V : Historiquement, le Rassemblement national est très présent dans le nord de la France et sur la façade méditerranéenne. S’il a reculé en Alsace, il reste en tête en Provence-Alpes-Côte d’azur, même si les deux forces sont à peu près équivalentes (50,48% pour Marine Le Pen / 49,52% pour Emmanuel Macron, ndlr). A bien y regarder, on s’aperçoit que l’extrême-droite a été particulièrement plébiscitée dans les petites villes et les campagnes. Prenons l’exemple de Marseille : à l’époque, l’électorat d’extrême-droite se situait plutôt dans les quartiers Nord (aujourd’hui gagnés par Jean-Luc Mélenchon au 1er tour, puis Emmanuel Macron au 2nd tour ndlr). Or, les gens qui y habitaient ont déménagé à l’extérieur de la ville : aujourd’hui, ces quartiers sont occupés par des populations immigrées, qui ont majoritairement voté pour la France Insoumise, et des Français de classe moyenne, passés par l’université, qui correspondent à un profil plus urbain.
« Le désarroi de nos sociétés s’est cristallisé dans les zones périurbaines, lieux de crise de notre démocratie. Les gens s’y sentent abandonnés »
Jean Viard
Le désarroi de nos sociétés s’est cristallisé dans les zones périurbaines, lieux de crise de notre démocratie. Les gens n’ont pas de sentiment d’appartenance à la citoyenneté, ils s’y sentent abandonnés, par comparaison aux grandes villes. Certes, Marine Le Pen est arrivée est en tête de plusieurs communes importantes des Bouches-du-Rhône comme Aubagne, Martigues ou encore La Ciotat ; mais il s’agit de territoires secondaires par rapport aux grandes villes comme Marseille, Aix, Toulon ou Nice (remportées par Emmanuel Macron, ndlr). Il y a un lien intrinsèque entre la montée de l’illibéralisme et le mode d’habitat. On a construit 16 millions de maisons individuelles depuis la guerre : les personnes qui y vivent sont généralement propriétaires. Elles avaient l’impression d’avoir réussi leur vie et réalisent soudain qu’avoir une maison à une heure de Marseille n’est plus un idéal. Ils se retrouvent isolés, esclaves de la voiture pour se déplacer. Ce n’est pas un hasard non plus si Marine Le Pen est en tête dans les 10e et 11e arrondissements de Marseille : ce ne sont pas les quartiers Nord mais ce sont des quartiers principalement pavillonnaires, éloignés du centre-ville. Il y a à Marseille un vieux fond de gauche qui suscite un réflexe anti-Rassemblement national. Et dans les quartiers Sud, traditionnellement Les Républicains, le rapprochement des leaders de la droite du camp Macron a joué sur sa victoire dans ces arrondissements.
La France n’est pas le seul pays touché par ce phénomène : aux Etats-Unis, les électeurs de Trump sont majoritairement situés dans les Etats les plus reculés. Les Barcelonais ont voté en minorité pour l’indépendance de la Catalogne, c’est dans le reste de la région que le vote pour l’a emporté. Enfin, Londres était pour rester dans l’Union Européenne, mais les campagnes anglaises ont majoritairement voté pour Johnson.
Cela pré-détermine-t-il une montée constante du RN ? Comment remédier à cette situation ?
J.V : A mon sens, il faut une réorganisation complète de la carte démocratique afin de former des communes plus grandes, plus puissantes. On pourrait, par exemple, la réorganiser sur le modèle de la carte des collèges. Aujourd’hui, le pouvoir n’est pas dans les petites communes : les gens y ont l’impression que leur voix ne compte pas. Ces communes ne sont pas à l’échelle de la vie des gens, on a des territoires politiques totalement archaïques.
Une autre problématique est essentielle : celle du numérique. Il faudra contrôler ce secteur pour lutter contre la montée des partis illibéraux. Je ne suis pas certain que la démocratie ait un avenir dans une société où il n’y a plus de vérité. Sur les réseaux sociaux, la compétence de veiller à la véracité des informations a été détruite : toutes les vérités se valent. Le numérique est un outil extraordinaire mais on l’a laissé dévier vers une idéologie libertaire importée des Etats-Unis où tout un chacun est libre de s’exprimer sans filtre. On ne peut plus débattre sur le fond des sujets.
Pensez-vous que cette tripolarisation de la vie publique, partagée entre Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, est pérenne ? Emmanuel Macron peut-il également remporter la bataille des législatives ?
J.V : Il est difficile de faire des pronostics. Ces trois personnalités politiques sont sur la fin de leur carrière : Emmanuel Macron ne se représentera pas après ce mandat. Il est incontournable que la poussée de l’illibéralisme se poursuive : voyez avec la Russie ! Il faut garder à l’esprit cet idéal commun de démocratie. Nous sommes aussi dans une époque où le risque du changement climatique se fait sentir à très court terme et génère des angoisses légitimes. Aussi la question qui fera basculer l’opinion des Français pour les prochaines élections sera de savoir si la France a fait un bond dans l’écologie et a su anticiper.
« La réforme constitutionnelle sera un des enjeux phares du mandat à venir »
Jean Viard
Quant aux législatives, là encore, difficile de se projeter. La tendance favorable à la Macronie est la plus forte. Critiqué pour ne pas avoir d’ancrage local, La République en marche a multiplié les alliances dans les territoires, comme à Marseille avec Renaud Muselier et Martine Vassal. Ces personnalités, enracinées dans le territoire, vont beaucoup aider LREM. Il y a de fortes chances qu’ils arrivent à former une majorité parlementaire. Mais il faudra être attentifs aux alliances qui peuvent se former de façon adjacente. La gauche socialiste va-t-elle laisser le champ libre aux Insoumis ? Eric Zemmour choisira-t-il de se confronter au RN ? Si ce n’est pas le cas, la majorité présidentielle risque de devenir trop grosse, voire absurde. S’il y a un niveau d’unité à peu près similaire entre d’autres partis, cela peut permettre d’équilibrer. Mais tant que l’on ne connaît pas ces jeux d’alliance, on ne peut pas prévoir à l’avance de l’issue du scrutin. Il conviendra également de revoir la répartition proportionnelle : le RN et LFI sont sous-représentés à l’Assemblée en dépit de leur nombre d’électeurs. La chambre ne reflète pas du tout les rapports de force et les gens ne se sentent pas représentés. Aussi, la réforme constitutionnelle sera un des enjeux phares du mandat à venir.
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